1892

Extrait de l’annuaire statistique de la France 1892, Bibliothèque Nationale de France, Gallica.

Dans le cadre d’une recherche documentaire pour un futur livre, je me suis intéressé à l’annuaire statistique de la France pour 1892, année de naissance de deux de mes grands-parents.

 L’annuaire inclut plus de 600 tableaux. Dans certains cas, les statistiques sont d’une très grande précision. Ainsi la Justice Criminelle fournit-elle une description précise des 8.881 suicides enregistrés en France en 1891, par sexe, par tranche d’âge, par état civil et va jusqu’à répertorier 21 causes de l’acte fatal.

 Je me suis particulièrement intéressé à Bordeaux et à la Gironde. Bordeaux s’est dépeuplé : 236.725 habitants en 2009, 6% de moins qu’en 1892. En revanche, la Gironde compte aujourd’hui 1,4 millions d’habitants, soit 80% de plus, dont environ 1 million vivent dans l’aire urbaine de Bordeaux.

 Sans surprise, la population de la Gironde est plus âgée aujourd’hui qu’en 1892 : les moins de 20 ans représentent actuellement 24% de la population contre 32% ; les personnes âgées de 60 ans ou plus, 21% de la population contre 13%. On a célébré 5.537 mariages en 2009, 14% de moins qu’en 1892 ; mais on a enregistré aussi 3.447 divorces, 20 fois plus que les 166 actés en 1892.

 Plus de la moitié des habitants de la Gironde en 1892 dépendaient de l’agriculture. Ils sont aujourd’hui environ 5%.

 Il y avait en 2009 81.357 immigrés en Gironde, beaucoup venus d’Afrique du Nord et d’Afrique sud saharienne : ils étaient huit fois moins nombreux en 1892, et venaient principalement d’Europe.

 Le Port de Bordeaux était en 1892 le quatrième port de France, après Marseille, Le Havre et, curieusement, Paris. Son activité représentait alors environ de tiers de celle des deux leaders. Marseille et Le Havre sont toujours au sommet du classement, mais le trafic de Bordeaux ne représente plus qu’un dixième de celui de Marseille. En 1892, une partie significative du trafic maritime se faisait encore par des navires à voiles : ce n’est que vingt ans plus tôt que le tonnage transporté par des navires à vapeur avait dépassé celui des navires à voile.

 En 1891, l’annuaire avait été établi sous l’égide du Ministère du Commerce, de l’Industrie et des Colonies. En 1892, le nom du Ministère remplace la référence aux Colonies par Téléphone et Télégraphe. C’est qu’une révolution est en cours, semblable par son ampleur à celle d’Internet aujourd’hui. Bordeaux ne compte que 1.088 abonnés au téléphone en 1892. Mais le nombre de communications interurbaines s’accroît par un facteur 8 en quatre ans, de 1889 à 1893.

 L’examen attentif de l’annuaire statistique révèle des réalités troublantes. En 1892, 5.225 garçons et 1.101 filles se trouvaient en établissement d’éducation correctionnelle en France. Un établissement spécial pour fille existait à Cadillac, en Gironde. Parmi ces enfants, 45 garçons et 32 filles étaient détenus « par voie de correction paternelle ». Les conditions sanitaires étaient épouvantables : près d’un enfant sur trois tomba malade cette année là ; 62 garçons et 17 filles décédèrent, soit 1.2% de la « cohorte », comme disent les statisticiens.

 Les statistiques ont l’aridité des chiffres. Mais, dans leur idéal d’objectivité, elles révèlent à qui sait les lire des réalités humaines.

Vies d’exil

La Cité nationale de l’histoire de l’immigration présente à la Porte Dorée, à Paris, une exposition intitulée « Vies d’exil : des Algériens en France pendant la guerre d’Algérie (1954 – 1962).

 Le Palais de la Porte Dorée a été construit en 1931 dans le cadre de l’exposition internationale. Il fut un musée des colonies, puis musée national des arts d’Afrique et d’Océanie avant que les collections soient transférées – en 2003 – au nouveau musée du Quai Branly. Depuis 2007, le palais abrite la Cité nationale de l’histoire de l’immigration ainsi que l’Aquarium.

 La visite du palais est en elle-même intéressante. Son architecte Albert Laprade l’a conçu en mêlant le style Art Déco, l’architecture classique française et l’architecture du Maroc. La salle des fêtes, devenue forum, et les deux salons de réception, celui du Maréchal Lyautey et celui du Ministre Paul Reynaud ont une décoration de bon goût mais délibérément exotique. L’immense façade en bas relief d’Alfred Auguste Janniot évoque les multiples réalités qui constituaient l’empire colonial français.

 Le palais abrite une exposition permanente qui, à partir d’objets, de documents écrits, de photos, de peintures, d’enregistrements radiophoniques et de films, explique les différentes phases de l’immigration en France, belge, puis italienne, polonaise, espagnole et portugaise, et, plus récemment, maghrébine, turque, africaine ou vietnamienne.

 Jusqu’au 19 mai, l’exposition temporaire est consacrée à l’immigration algérienne en France pendant la guerre d’Algérie. On y trouve des documents passionnants sur la vie dans les bidonvilles de Gennevilliers et de Nanterre, les musiciens qui se produisaient dans les cafés, les écrivains, la montée du nationalisme, la guerre fratricide entre le MPLA et le FLN, la répression menée par le ministre Papon, les porteurs de valise et finalement l’indépendance. L’exposition rend présente une époque déjà séparée de nous par une génération mais dont les blessures restent à fleur de peau. Elle le fait en adoptant le point de vue des Algériens exilés en France : ce décentrement est bienvenu.

Le salon de Lyautey au Palais de la Porte Dorée

Le métro de Londres a 150 ans

 

Voyage de test du métro de Londres, septembre 1862. source : The Guardian

Le métro londonien fête ses cent cinquante ans. Il transporte actuellement plus d’un milliard de passagers chaque année.

 Le quotidien The Guardian marque cet anniversaire par une jolie galerie de photos. Le premier tronçon du métro, ouvert le 9 janvier 1863, joignait la gare de Farringdon à celles de Kings Cross, Euston et Paddington. Les trains étaient tractés par des locomotives à vapeur. Ils effectuaient une partie du parcours dans des tranchées, et le reste dans de vastes tunnels, dont le gabarit n’avait rien à voir avec celui des « tubes » construits lorsque se généralisa la traction électrique. La station de Baker Street sur la Hammersmith & City line est restée telle qu’elle était à l’origine, avec son ample voûte sombre.

 Le métro est profondément inscrit dans la mémoire des Londoniens. La carte du réseau en forme de diagramme, dessinée par Harry Beck en 1933, est devenue une icône de l’art décoratif moderne. Les stations de métro furent transformées en abri antiaérien durant le Blitz de 1940. Le 7/7/2005, des terroristes placèrent des bombes dans plusieurs convois.

 Le métro fait aussi partie du quotidien des habitants de Londres. Le cap du milliard de passagers annuel a été franchi en 2007. Les habitants de la ville et de son immense banlieue subissent la cohue des heures de pointe. Ils sont à la merci d’arrêts inopinés du service, relativement fréquents sur un réseau à la limite de sa capacité. Ils souffrent d’interruptions le week-end pour des travaux de maintenance. Ils payent un prix astronomique : £4,50, soit €5,40 pour le billet à l’unité soit plus du triple du billet de métro RATP. Et pourtant, ils aiment leur métro et affichent leur Oyster Card (carte-huître, supportant une grande variété de formules d’abonnement) comme un trophée.

 Pendant cinq ans, nous avons été utilisateurs habituels de la Metropolitan Line, de Watford à Baker Street ou Liverpool Street. Les anciennes rames, construites dans les années soixante et marquant au compteur des millions de miles, brinquebalaient, grinçaient, laissaient entrer de grandes vagues d’air froid lorsqu’à chaque station toutes les portes s’ouvraient tout grand. De nouvelles les ont remplacées, silencieuses, climatisées et fonctionnelles. Nous avons encore en tête le chapelet des stations, Croxley, Moor Park, Harrow on the Hill, Wembley Park, Finchley Road et une bonne dizaine d’autres s’égrenant au long d’interminables 40 à 60 minutes de trajet. 

 Nous nous rappelons les supporters de football à Wembley, les familles pendant les vacances scolaires, les jeunes filles en tenues extravagantes le samedi soir, le journal « Métro » laissé sur la banquette, les lecteurs absorbés par leur livre électronique, les passagers en conversation intime sur leur « mobile phone » avec leur petite amie. Un soir de concert classique en ville, nous retrouvâmes un violoniste dans les mêmes rames que nous, d’une correspondance à l’autre jusque Watford. Le métro de Londres fait partie de notre histoire. Nous en respirons encore son odeur, entendons ses bruits, sommes pénétrés de son ambiance.

 Bon anniversaire, The Tube !

Usagers du métro londonien en 2012

Un enfant de toi

Le dernier film de Jacques Doillon, « Un enfant de toi », suscite des commentaires contrastés. « Transhumances » l’a aimé.

 Mon ami italien Lionello dit qu’en moins d’une minute, un téléspectateur italien sait que le film sur lequel il vient de zapper est français. Les personnages vivent dans un milieu petit bourgeois indéfini ; ils n’exercent pas d’activité professionnelle ou celle-ci ne compte pas dans leur existence ; ils n’ont pas d’engagement associatif ou militant. Ils n’ont guère d’amis. Ils sont en comme en suspension, hypnotisés par leurs affaires de cœur. Mêmes passionnelles, celles-ci se déroulent au ralenti, de sorte qu’aucun état d’âme n’est épargné aux spectateurs. Les personnages semblent jouer les scènes de leur vie comme des moments de théâtre ; leur élocution comme la bande-son soulignent cette théâtralité.

 Un téléspectateur italien identifierait immédiatement « Un enfant de toi » comme un film typiquement français. Si Victor (Malik Zidi) exerce une profession de dentiste qui le caractérise comme un homme bien comme il faut, son métier se situe dans un compartiment étanche et ne se mêle pas à la seule chose qui compte : réussir le couple qu’il forme avec Aya (Lou Doillon). Aya semble vaguement employée dans une galerie d’art. Louis (Samuel Benchetrit), son ex compagnon et père de leur ravissante et espiègle petite fille Lina (Olga Milshtein), n’a aucune activité professionnelle connue. Aya vit avec Victor mais se demande si c’est avec lui qu’elle fera son deuxième enfant. C’est après plus de deux heures d’interrogations existentielles qu’elle finira par se décider. On comprend que beaucoup de critiques haïssent ce film dans lequel les déchirements amoureux semblent un luxe que seuls des gosses de riches préservés des vraies difficultés de la vie peuvent se permettre.

 Pourtant, j’ai aimé « Un enfant de toi ». D’une séquence à l’autre, les personnages acquièrent une véritable densité charnelle. Aya vit avec Victor, un homme gentil et attentionné, mais elle ne guérit pas de sa relation tumultueuse avec Louis. « Le manque de toi fait partie de moi », lui dit-elle. Elle entreprend de ré-apprivoiser Louis. La caméra nous montre les regards furtifs, les gestes esquissés et non aboutis, les baiser frustrés et ceux qui, brutalement, trouvent la faille. Aya et Louis sont deux félins, mortellement ennemis et mortellement attirés l’un par l’autre. Face à ce couple animal, Victor est un animal blessé. Rien ne lui apporte le confort, pas même la décision – éphémère – d’Aya de ne plus revoir son rival. Quant à Lina, sans l’air d’y toucher, elle s’impose peu à peu comme le véritable maître du jeu dans lequel les adultes s’avancent à tâtons.

 Il n’y a pas d’action dans ce film, mais beaucoup de « transhumances » d’un état psychique à un autre. C’est un film français, un bon film français.