HistoireLivres22 mai 20200Edgar Morin à la rencontre de ses souvenirs

À l’approche de ses cent ans (il est né en 1921), Edgar Morin raconte sa vie dans « les souvenirs viennent à ma rencontre », ouvrage de plus de 700 pages publié en septembre 2019.

Edgar Morin se laisse aborder par ses souvenirs dans l’ordre où ceux-ci décident de se présenter à lui. C’est dire que l’ordre n’est pas chronologique. Il y a toutefois une exception, au début du livre. Il évoque ses parents Vidal et Luna : « Dans la nuit du 8 juillet 1921, à leur domicile, 10, rue Mayran, le docteur Schwab extirpa du ventre de la femme un petit mort-né, apparemment étouffé par le cordon enroulé autour de son cou. Il prend le bébé par les pieds et ne cesse de le gifler, sans discontinuer, pendant un temps à perdre tout espoir, jusqu’à ce qu’un hurlement, enfin, annonce le retour à une vie qui semblait avoir disparu. »

Les premières minutes de la vie d’Edgar Morin donnent le « la » de ce qui deviendra, dans la lignée de Dostoïevski, son obsession : « résister à la cruauté de la vie ». Cruauté de la vie éprouvée par son histoire familiale, juifs chassés d’Espagne, passés par Livourne et Salonique. Le juif Jésus, le chrétien Dostoïevski lui viendront en aide tout au long de sa longue existence.

Salonique

Les bouleversements du vingtième siècle

Le destin d’Edgar Morin est intimement lié aux bouleversements du vingtième siècle. La guerre civile espagnole, vécue par l’adolescent qu’il était du côté des libertaires, écrasés par les staliniens. La seconde guerre mondiale, pendant laquelle il s’engage dans la résistance, troquant son patronyme Nahoum pour le nom de guerre Morin. La guerre froide, l’Allemagne divisée, la répression des soulèvements de Berlin et de Budapest. La guerre d’Algérie.

« Morin » devint communiste pendant la guerre, jusqu’à son exclusion du Parti en 1951. Il avait été écœuré par les procès de Moscou, le comportement de l’URSS pendant la guerre d’Espagne, le pacte germano-soviétique. Mais, dit-il, « nous ne pouvions pas être adhérents à l’URSS des procès de Moscou tout en étant contraints, par antifascisme, à lui être adhésifs. »

Après la guerre, il prend peu à peu ses distances. La pensée totalitaire lui est insupportable. « Le Parti a été une force énorme, terrifiante, de broyage des consciences, de sélection des pires et d’élimination des meilleurs.(…) Une formidable machine à crétiniser les esprits. » Pendant la guerre d’Algérie, il sera du côté des Messalistes. De même que l’URSS avait écrasé les libertaires espagnols, le FLN calomnie et élimine les partisans de Messali Hadj. Morin L’inclut parmi « ces formations déjà pré-totalitaires qui revendiquaient le monopole de la représentativité de leur peuple, réprimaient le droit de tendance et liquidaient physiquement leurs opposants. »

 

Berlin

La pensée complexe

Dès lors, il s’assigne une mission : promouvoir une pensée complexe, qui, dans la ligne de Hegel, considère les contradictions non comme une gêne, mais comme une dynamique indispensable pour avancer. Un exemple : en 1958, « la pensée binaire rendait aveugle, incapable de voir en de Gaulle à la fois un conservateur et un réformateur ».

Jusque dans les années 1980, ce sont pourtant les pensées en noir et blanc qui dominent le champ intellectuel français. Il n’est pas tendre avec les « sartriens, althussériens, maoïstes, structuralistes et, en gros, tous les Diafoirus et Trissotin idéologiques » sous les huées desquels il a vécu pendant des décennies. C’est en Amérique latine que la pensée complexe se développe le mieux : un bon nombre des trente-quatre doctorats honoris causa qui lui ont été attribués l’ont été par des universités latino-américaines.

La pensée d’Edgar Morin est profondément charnelle. De Marguerite Duras, dont il fut intime, il dit que « son œuvre a envoûté tant de femmes dont elle fut la voix non idéologique mais utérine ». Dans sa propre vie, l’amour avec des femmes, l’amour physique, a été son combustible. D’une de ces femmes, il dit « elle me donne à la fois une émotion extraordinaire et le feu de l’amour qui allume et maintient à forte température mon haut fourneau intérieur. » Voici comme il parle d’une rencontre : « Irrésistiblement je lui prends le visage entre mes mains, je l’embrasse, nous nous embrassons, elle recule son visage illuminé comme doit être le mien et, avec un sourire à la fois heureux et déchirant, elle dit : « qu’est-ce qui m’arrive ? » »

 

Rome

Extase

Adolescent, Morin raconte son émerveillement devant la statue d’une danseuse par Degas : « Elle semblait faire un pas de danse, mais cambrée, rejetant sa tête et ses bras en arrière, son corps semblait en offrande, à la vois volontaire et soumise(…) Elle était en extase et me transmettait cette douloureuse intensité. »

Le mot extase revient souvent sous sa plume. Extase de l’orgasme. Extase des moments historiques : « Même éphémères, les extases de l’histoire étaient des moments sublimes de nos vies dont il fallait non pas tant regretter la disparition, mais garder intacts l’émotion et le bonheur. »

Le livre de souvenirs d’Edgar Morin est rempli d’évocations magnifiques des villes qu’il a aimées. De Berlin, devenue capitale européenne du vingtième siècle, il évoque son passé de ville écartelée entre Est et Ouest : « chacun relevait d’un système solaire étranger et ennemi, et pourtant les deux villes demeuraient inséparables dans leur séparation. »

 

New-York

Des villes non éternelles

« Rome n’est pas la Ville éternelle, mais la ville qui intègre le Temps tout en luttant contre lui. Ainsi s’y sont succédé et mêlés édifices antiques, médiévaux, Renaissance, broques, et ce jusqu’au XIXe siècle. »

Il consacre des pages éblouissantes à New-York, cette ville où « ceux qui n’ont pas de communauté traînent, errent, tombent (…) La ville non éternelle. Rien ne parle d’éternité dans cette ville. » Et encore : « Depuis que j’habite la ville, la ville m’habite. Je ne suis pas seulement dans la ville, la ville est en moi. Elle me possède. C’est l’étonnement constant, l’étrangeté constante, l’exaltation constante, l’inquiétude constante (…) La matière de New York, c’est l’énergie ; L’énergie gronde dans les tonnerres souterrains du métro, jaillit en solfatares au milieu des chaussées. L’énergie roule sur le sol, puissante, tranquille, lourde. »

Edgar Morin alerte sur « la montée de deux barbaries, l’une venue du fond des âges, de la haine, du mépris, du fanatisme, l’autre froide, voire glacée, du calcul et du profit, toutes deux désormais sans frein. » « Partout les haines adverses ont un même ennemi commun : la concorde, la réconciliation, la compassion, le pardon. »

Il croit passionnément à l’Europe : « le seul remède aux conceptions closes de l’ethnie et de la nation est dans le principe associatif. Le destin de l’Europe se joue dans l’alternative association ou barbarie. »

La danseuse de Degas

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