Dans « je ne reverrai plus le monde », textes de prison traduits du turc par Julien Lapeyre de Cabanes (2018 pour le turc, Actes Sud 2019 pour le français), le journaliste et écrivain turc Ahmet Altan raconte son expérience de l’incarcération.
Accusé d’avoir participé au putsch manqué du 15 juillet 2016, Ahmet Altan a été incarcéré quelques semaines plus tard. Condamné à la réclusion criminelle à perpétuité en première instance, puis en appel à dix ans et demi de prison, il a été brièvement libéré sous contrôle judiciaire en novembre 2019 avant d’être incarcéré de nouveau.
Une voiture de police banalisé l’emmène. « À l’instant où la portière s’est refermée, j’ai senti ma tête cogner contre le couvercle de mon cercueil. Je ne pouvais plus ouvrir cette portière. Je ne pouvais plus redescendre. Je ne pouvais plus rentrer chez moi. » Altan énonce toutes ces libertés qui lui sont désormais refusées : « (…) je ne verrai plus le soleil se lever, je ne téléphonerai plus à personne, personne ne me téléphonera plus, je n’ouvrirai plus jamais une porte moi-même, je ne me réveillerai plus jamais dans une chambre avec des rideaux. »
Au fond de ce lac immobile
« Désormais, on décidera pour moi de ce que je ferai, des endroits où j’irai, du lieu où je dormirai, de l’heure à laquelle je me réveillerai, du nom que je porterai. J’obéirai à des ordres. « Arrête-toi », « Avance », « Entre », « Lève la tête », « Enlève tes chaussures », « Tais-toi ».
Le témoignage d’Ahmet Altan sur la prison insiste sur le temps. Au début de mon activité de visiteur de prison, j’avais écrit un texte intitulé « le temps mou ». C’est une expérience similaire qu’évoque l’auteur. « Dans la cellule, l’air et la lumière ne connaissaient aucune variation. Les minutes se ressemblaient toutes. Comme si le temps était un bras d’eau qui, détaché de son fleuve d’origine, s’était heurté à une digue au pied de laquelle il formait désormais un lac. Et nous, nous habitions le fond de ce lac immobile. »
Ou encore : « nous ne savions jamais tout à fait dans quelle direction s’écoulait le temps. Tantôt il remontait vers le passé et nos souvenirs, tantôt il s’en allait vers un avenir plein d’inquiétudes, mais en général, il demeurait figé dans une espèce de pénombre malodorante. » Et plus loin : « Le prisonnier compte tout. Sauf le temps. Le temps, il le découvre. »
Comme un casting de théâtre
Je retiens aussi de ce livre la description de la coexistence avec les codétenus, un aspect si important dans la vie des personnes emprisonnées et obligées de partager un espace minuscule avec des inconnus. « Nous sommes trois dans une cellule. Deux hommes pieux et un incroyant. Enfermés ensemble à chaque minute. Issus de milieux différents, différant encore par la culture, l’éducation, les mœurs et le genre de plaisirs que nous aimons, notre réunion dans une cellule ressemble à une collision de trains. En plus d’être culturelle et religieuse, notre différence est aussi une différence d’âge. Comme si ce n’était pas le directeur de prison qui nous avait réunis dans cette cellule, mais un auteur de théâtre, lequel, pour faire de sa pièce un succès, aurait misé sur les tensions et les contradictions inhérentes à nos personnalités. »
Enfin, le livre d’Ahmet Altan n’est pas loin de la thématique du « vagabond des étoiles », de Jack London, capable de s’échapper par la pensée de la camisole de force qu’on lui a imposée : « enfermez-moi où vous voulez, je parcours le monde avec les ailes de l’imagination », écrit l’auteur qui se revendique, avant tout, écrivain.
Prisonnier politique
En dix ans, de 2006 à 2016, la population carcérale en Turquie a progressé de 160%. Il y avait en 2016 244 détenus pour 100 000 habitants, contre une centaine en France. Ahmet Altan fait partie des milliers de prisonniers politiques du régime d’Erdogan. Son père lui-même avait connu la prison pour ses opinions. Il n’a pas la même origine, la même culture que les détenus de droit commun que rencontrent en France ou ailleurs les visiteurs de prison. Il reste que son témoignage, remarquablement écrit, est passionnant.