Moving

Déménagement, de Watford à Maubuisson. Photo « transhumances »

Dans The Guardian du 31 octobre, Suzanne Moore a écrit un article intitulé « déménager, ce sont ces boîtes pleines de choses bêtes qui me rappellent la maison ».

 En anglais, « moving » signifie « déménager » mais aussi « émouvant ». « Finalement, dit Suzanne Moore, j’ai emménagé. Dans une nouvelle maison. Déménager, comme les gens vous disent joyeusement, est seulement un peu moins stressant que divorcer ou mourir. (…) Assise,  comme je suis, au milieu de pyramides de boîtes en carton pleines de mes affaires flanquées là sans rime ni raison, je me sens dépassée. Déménager vous confronte avec toutes ces choses. Etrangement, ce ne sont pas les grands articles que les déménageurs ont transportés – le sofa et les lits – qui induisent la panique. Je sais pourquoi le les ai. Mais les petites. Une boîte seulement marquée « câbles ».

 (…) Voici les dessins de mes enfants, mes propres gribouillages, toutes sortes de relations en couches de papier. Ouvrir les paquets du passé me fait sentir, moi aussi, comme du papier-bulles. Des ouragans se sont produits, mais j’ai été submergée dans le monde plus petit de la nidification.

 (…) Les changements dans la manière dont nous vivons maintenant peuvent être mesurés par les boîtes. Mes enfants plus âgés sont présents physiquement dans des dossiers de photos et de peintures. Ces photos étaient confiées avec soin au laboratoire de développement et mises en circulation. La vie de mon troisième enfant est absente. C’est une fille numérique. Nous avons pris moins d’images d’elle, probablement plus en fait, mais elles vivent ailleurs. Elles ne pâlissent et n’écornent pas ces images, sinon comme un « effet » ; Est-ce que cela veut dire qu’elle aura moins d’affaires une fois adulte ? Je ne sais pas ».

 Suzanne Moore conclut son article en observant que déménager dans une nouvelle maison est peut-être un luxe que sa génération a pu se permettre mais qui, pour beaucoup de jeunes aujourd’hui, est un rêve inaccessible.

Du risque majeur aux mégachocs

Photo www.patricklagadec.net

Le dernier livre de Patrick Lagadec, « Du risque majeur aux mégachocs » (Editions Préventique, 2012), explique pourquoi la question du risque se pose en termes inédits dans nos sociétés. Il nous invite à la lucidité et aussi à l’espérance. Si nous ne nous laissons pas tenter par le repli frileux sur des Lignes Maginot, nous pourrons relever le défi d’un nouvel Age des Découvertes.

 Directeur de recherche à l’Ecole Polytechnique, Patrick Lagadec travaille sur le risque depuis plus de trente ans. Son dernier ouvrage rassemble des articles publiés au fil des années dans la revue Préventique.

 Le point de départ de son travail fut le risque technologique majeur, celui qui se manifeste lorsqu’un accident dans une installation technique n’est pas limité au périmètre de l’installation mais implique des populations étrangères à son fonctionnement : fuite dans une centrale nucléaire ou une usine chimique, échouage d’un tanker suivi d’une marée noire, etc. Peu à peu, il s’intéressa à la gestion du risque majeur en général, y compris celui lié à des phénomènes naturels tels qu’ouragans ou tremblements de terre. Gérer une crise requiert une série de qualités : une réaction ultra-rapide, un pilotage ferme garantissant la cohérence des messages et la capacité à penser hors du cadre habituel, « out of the box ». Les organisations peuvent acquérir ces qualités dès lors qu’elles s’affranchissent du premier réflexe de déni, qu’elles cartographient les risques, qu’elles mettent en place une force de réflexion rapide et qu’elles entraînent leurs dirigeants et leurs spécialistes en ressources humaines et en communication.

 Aujourd’hui, Lagadec nous dit que le risque a changé de nature. Il est désormais « hors échelle » et peut prendre des proportions inouïes : pour prendre un exemple dans le domaine de l’économie, l’émission d’actifs toxiques (« subprimes ») par les banques américaines provoqua une récession mondiale. Il peut difficilement être circonscrit car il se manifeste par la combinaison et l’interdépendance de problèmes différents : toujours dans le domaine financier, la fragilité de la structure de l’Euro fragilisa les banques européennes. Le temps est écrasé : des transactions financières gigantesques sont déclenchées par ordinateur en nanosecondes. Les points de repère habituels s’effacent, « les murs porteurs ne tiennent plus » : au plus fort de la crise financière, le gouvernement britannique mit l’Islande sur la liste des Etats terroristes afin de bloquer les avoirs des banques de ce pays. Du risque majeur, nous sommes passés aux « mégachocs ».

 La première tentation est de dénier que puissent survenir des événements inconcevables. « Tout est sous contrôle » disent volontiers les ingénieurs d’une centrale nucléaire ou les actuaires d’une compagnie d’assurance. Si des anomalies surviennent, elles représentent un écart statistique avec la norme, et finalement les phénomènes tendent à se rapprocher de la moyenne historique. L’autre tentation est le fatalisme : on sent bien que le ciel peut nous tomber sur la tête, mais il ne sert à rien de se révolter contre les dieux.

 En réalité, le risque ne signifie pas seulement l’existence d’un danger, affirme Patrick Lagadec. Il est aussi associé à une opportunité,  mais seulement pour ceux qui s’y sont préparés. Le premier pas est de reconnaître la possibilité que les belles mécaniques bien huilées s’enrayent et de dresser la carte des vulnérabilités de l’organisation. Le second est de s’entraîner, comme un sportif, à la gestion de la crise qui peut venir : dans ses livres comme par des stages, Lagadec propose une « boîte à outils » fondée sur l’analyse de cas concrets et des simulations. S’adressant aux dirigeants, il les invite à s’écarter du modèle « Command and Control » pour celui de « Empowerment » (mise en responsabilité) ou de « Capacitation » (encourager la prise d’initiatives de communautés de terrain). Pour gérer de manière fine des situations imprévisibles et complexes, il faut en effet introduire le plus de granularité possible dans leur management.

 Deux phrases ont attiré mon attention dans l’ouvrage. L’auteur évoque un piège de la gestion de crise : « le règne du micro-suivi, du court terme de plus en plus court, du chiffre permanent. L’as de la microseconde, d’autant plus performant qu’il a renoncé à se poser toute question de sens, de pertinence et de risque systémique, devient le héros d’une soufflerie abandonnée à elle-même. » Et encore : « on veillera à toujours pouvoir s’appuyer sur des autorités de sûreté fortes, indépendantes et respectées. On a vu, sur Fukushima, ce qu’il en coûte de détruire pareil pilier. Il pourrait d’ailleurs être utile de s’interroger pour savoir si le modèle de la sûreté nucléaire, certes contraint lui aussi à de sérieux réexamens, ne pourrait pas s’appliquer à d’autres secteurs, comme celui de la finance, où les principes de défense en profondeur pourraient sans doute limiter un peu les extravagances dans l’ordre des cataclysmes. »

 Comme le Portugais Henri le Navigateur, nous sommes appelés à découvrir des territoires marqués sur les cartes « terra incognita ».

Transhumance hivernale

Photo Maison de la Transhumance, www.transhumances.eu

Revenir d’expatriation, c’est vivre une expérience de transhumance hivernale, celle des troupeaux quittant à l’automne le grand espace des pâturages d’altitude pour retrouver dans la vallée la bergerie chaude et étroite.

 En attendant que s’achèvent les travaux d’aménagement de notre appartement de Bordeaux, nous  habitons notre maison de vacances. Les déménageurs empilent des dizaines de cartons dans l’une des pièces. Notre espace vital se restreint subitement. Tout devient plus petit, la maison, le budget, la liste des choses à faire.

 Pendant 15 ans, nous avons vécu comme étrangers dans un monde qui nous semblait sans limites. Nous voici bien chez nous, entre nos quatre murs, dans un lieu qui nous appartient et que nous pouvons aménager et décorer à notre guise. Je ressens le risque d’un enfermement dans une vie trop confortable. Dans les mois qui viennent, nous aurons à réinventer notre vie et à l’ouvrir de nouveau aux grands vents des cimes.

Proche Misère

Lorsqu’on évoque la misère, on pense spontanément aux bidonvilles de Mumbai ou aux favelas de Rio de Janeiro. Elle est pourtant parfois toute proche.

A la sortie de la petite ville médocaine de Lesparre, je m’arrête pour prendre une autostoppeuse. La femme, âgée de trente-cinq ans environ, est essoufflée. Il se dégage de son corps une odeur rance. Elle me dit qu’elle est venue pour se faire payer une allocation, mais que son dossier était incomplet et que la somme attendue ne lui serait payée que dans quelques jours. C’est pour elle une catastrophe. Les gamins sont à la maison pour les vacances de Toussaint. Ils ne bénéficient pas de la cantine scolaire. Il faut acheter de quoi manger. Elle devra faire la manche. Je la laisse à l’entrée d’un lotissement d’Hourtin. Nous sommes à 20km de notre maison de Maubuisson. J’ai dans le coffre de la voiture l’apéritif de notre dîner de ce soir entre amis.

 La veille au soir, Arte avait diffusé un documentaire de Julien Hamelin intitulé Cantine à l’Indienne. A Hubi, dans le sud-ouest de l’Inde, une ONG finance une usine de production de repas scolaires. Le produit est un plat unique composé de riz, de légumes et d’épices que les enfants mangent à la main dans des gamelles. Il est distribué en conteneurs à des centaines d’écoles. Il permet à ces centaines de milliers d’écoliers de rester scolarisés.

 A Hourtin, la misère ne se voit pas, elle est comme transparente. Transparente, mais abjecte, comme à Hubi.