Confessions d’un escrocq millionnaire

 

Marc Dreier et son fils

C’est un documentaire insolite que vient de diffuser la chaîne culturelle britannique BBC4. L’avocat américain Marc Dreier s’explique sur l’escroquerie de plusieurs millions de dollars qui lui vaudra une condamnation à 20 ans de prison.

 Arrêté en novembre 2008 pour le vol de 380 millions de dollars à 13 hedge funds et 4 investisseurs privés, Marc Dreier fut autorisé par le juge à demeurer en résidence surveillée dans son luxueux appartement de New York pendant six mois, jusqu’au prononcé du jugement. Le documentaire réalisé pour CBS par Marc H. Simon, qui fut employé par Dreier du temps de sa splendeur, dégage une impression d’irréalité. Les tableaux de maîtres ont été décrochés des murs. Des cartons attendent d’être emportés. Une pièce de l’appartement est occupé par des gardes armés qui regardent la télévision et contrôlent la porte d’entrée, fermée à clé. Marc et Spencer Dreier, son fils, s’alimentent de plats commandés à des pizzerias ou à des fast foods. Dans la dernière scène, alors que Dreier s’habille pour se rendre au jugement, puis en prison, ses meubles sont mis aux enchères.

 Mar Dreier a voulu pendant ces six mois témoigner, faire comprendre qu’il était un homme fondamentalement bon, amoureux de sa famille, plein de remords pour des erreurs qu’il reconnaissait et assumait. A côté du documentaire, il a aussi livré de longs entretiens à Bryan Burrough pour le magazine Vanity Fair. L’information écrite est plus complète. Mais ce que seul le film peut rendre, c’est la bataille d’un homme aux prises avec sa déchéance et s’efforçant de garder un minimum de contrôle sur la chose terrible qui va lui arriver. On le voit discuter avec un avocat des mérites comparés de telle ou telle prison. « Je vais m’efforcer de mener en prison une vie qui ait du sens, dit-il à Burrough. Ce ne sera pas la vie que j’avais escomptée. Je n’assisterai pas au mariage de ma fille. Je vais manquer des moments de la vie dont je comptais qu’ils fassent partie de la vie ».

 Le mot magique pour Dreier, depuis tout petit, c’est « successful ». Tout le monde lui prédit un avenir brillant, il veut avoir du succès. Lorsqu’en 2001 tombent les tours jumelles, c’est un peu un symbole de sa vie, une vie qui tourne au désastre : il a cinquante et un ans, une carrière d’avocat médiocre, un mariage raté. En 2004, il a l’idée de monter une escroquerie qui lui permettra d’avoir de l’argent, d’afficher sa réussite (enfin successful !) et d’attirer vers lui clients et investisseurs. Il prétend agir au nom d’une société d’un de ses clients historiques, le promoteur Seldon Solow. Il trouve un hedge fund (fonds d’investissement spéculatif) qui lui achète pour 20 millions de dollars un billet à ordre soit disant émis par la société de Solow. Il empoche l’argent, investit massivement dans sa société d’avocats qui, trois ans plus tard, occupera 11 étages d’une tour de Manhattan et 195 avocats. Il achète des toiles de maître (Warhol, Hockney, Picasso, Matisse…), acquiert un yacht et des résidences luxueuses, parraine des tournois de golf. Il montre ainsi qu’il a réussi, se construit une crédibilité dans la jet-set, attire des investisseurs et les met en confiance.

 Les choses se gâtent lorsqu’avec la crise financière de 2008, des fonds refusent de renouveler les billets à ordre à l’échéance. Il faut les apaiser à tout prix. Non seulement Dreier continue à produire des faux états financiers, mais lui ou un complice se font passer pour des hommes de Solow, allant jusqu’à recevoir leurs victimes dans des salles de réunion au siège de celui-ci. Les choses commencent à déraper lorsqu’une erreur d’adresse de courriel entraîne l’appel téléphonique d’un hedge fund à Solow, qui découvre ainsi le pot aux roses. Dreier sera arrêté à Toronto, après avoir une nouvelle fois usurpé l’identité d’un autre personnage.

 La volonté de Marc Dreier de s’expliquer, par l’écrit et par l’image, donne une impressionnante vision de la dépravation morale de Wall Street dans les années quatre-vingt dix : à la volonté de lucre illimitée des gens « successful » répondait une absence de contrôles et de régulations. L’affaire Madoff fut révélée dans la même période que l’affaire Dreier, au point de lui faire de l’ombre. Madoff écopa de 145 ans de prison. Avec seulement 20 ans de peine à purger, Dreier pourrait sortir de prison le 26 octobre 2026. Il aura alors 76 ans.

Marc Dreier dans le documentaire de Marc Simon

Sophie we love you!

 

Sophie Christiansen sur Janeiro. Photo The Telegraph.

 

Aux Jeux Paralympiques de Londres, l’épreuve de dressage a été particulièrement émouvante.

 Sophie Christiansen et son cheval Janeiro arrivent au terme de l’épreuve de dressage, dans une parfaite synchronie avec la musique choisie par la jeune femme. Fidèles aux instructions reçues, pour ne pas effrayer le cheval, les spectateurs manifestent leur enthousiasme silencieusement en agitant leurs mains et des drapeaux. Puis quelqu’un crie « Sophie we love you! ». Sophie sourit. L’étiquette est oubliée et c’est un rugissement d’applaudissements qui balaie la piste de Greenwich.

 Sophie a 24 ans. Née 2 mois avant terme, elle souffre de paralysie cérébrale. Elle contrôle mal les mouvements des jambes et des bras et son élocution est difficile. Comme si cela ne suffisait pas, elle souffrit dans sa petite enfance de jaunisse, d’insuffisance respiratoire et d’une attaque cardiaque. A Pékin, elle gagna deux médailles d’or et une médaille d’argent. Cette fois, c’est trois fois l’or qu’elle a décroché. Dans The Telegraph, Jim White observe qu’elle était simplement et clairement plus en contrôle, plus ambitieuse et plus créative que ses rivales.

 Dans The Guardian, Simon Hattenstone dit de Sophie Christiansen que « son corps est mou, ses muscles  sont secoués de spasmes involontaires, son élocution est mal articulée, et elle est complètement jolie, – drôle, expansive, futée, héroïque (…) La chose la plus miraculeuse est peut-être que, bien qu’elle lutte tant pour contrôler son corps, elle a excellé dans un sport qui porte sur le contrôle parfait. « Oui, la précision », dit-elle, précisément. Le dressage est aussi connu comme ballet du cheval – le partenaire marchant et trottant avec deux pattes ou quatre pattes avec la musique, dans un temps et un rythme parfait ».

 Sophie raconte sa scolarité dans une école normale, en proie aux brimades de certains élèves, ressentant une grande difficulté à se faire des amis, en partie parce qu’elle avait honte de son élocution, en partie parce que manger lui prenait plus de temps qu’aux autres et l’empêchait d’aller jouer. Encore aujourd’hui, il lui faut parfois s’imposer. Lorsque des gens la croient débile à cause de ses difficultés d’expression, elle glisse négligemment dans la conversation qu’elle est licenciée en mathématiques. Et obtenir son travail actuel, comme statisticienne, n’a pas été facile : beaucoup d’entreprises reculent à l’idée de devoir fournir un peu d’aide pour surmonter le handicap.

 Sophie, nous t’aimons, oui, mais surtout nous te remercions de cette leçon de courage et d’humanité.

Avec Paul McCartney

Jeux Paralympiques

Cérémonie d'ouverture, Miranda. Photo The Guardian.

Les Jeux Paralympiques de Londres constituent un succès de billetterie, d’audience télévisée et de force symbolique.

 La cérémonie d’ouverture des Jeux Paralympiques le 29 août a réalisé en Grande Bretagne une pointe d’audience de 11,2 millions de spectateurs. C’est pourtant une petite chaîne privée, Channel 4, qui diffusait l’événement : sa part d’audience fut ce soir-là cinq fois celle d’un mercredi ordinaire.

 Ce fut une belle cérémonie, mise en scène par Jenny Sealey et Bradley Hemmings et placée sous le signe des Lumières. Comme les philosophes du dix-huitième siècle, il nous faut apprendre à regarder. Stephan Hawking fut au centre de la scène, et on rediffusa le message préparé pour son soixante dixième anniversaire : « soyez curieux, regardez les étoiles et non le bout de vos chaussures ». On célébra Newton, qui découvrit la gravité en regardant tomber une pomme : comme elle était pertinente, cette référence à la gravité en présence d’athlètes dont le corps mutilé est si lourd, représente un si épais défi !

Stephen Hawking au Stade Olympique. Photo The Guardian.

 L’actrice handicapée Nicola Miles-Wildin était dans un fauteuil roulant suspendu dans l’espace, regardant attentivement ce qui se passait autour d’elle. Elle était Miranda, la fille du roi déchu Prospero dans la pièce de Shakespeare La Tempête, tendue vers la rédemption. Et les vers de Shakespeare résonnèrent : « O wonder ! / How many goodly creatures are there here! / How beauteous mankind is! O brave new world,/ That has such people in’t”. “O merveille ! Combien de gens de bien il y a ici ! Comme l’humanité est pleine de beauté ! O brave nouveau monde qui a de telles personnes en son sein ! » Il ne faut pas détourner les yeux et au contraire les fixer sur cette humanité souffrante, mais défiante, combattante et digne.

 L’allégorie du parapluie fut omniprésente, du jeu scénique au cortège des délégations nationales : symbole de la Grande Bretagne pluvieuse, espace protégé offert à ceux que la vie a brutalisés, alvéoles qui, toutes ensemble, forment les pétales d’une gigantesque fleur.

 Les Jeux Paralympiques avaient été créés par le neurologue Ludwig Guttmann dans la cour de l’hôpital de Stoke Mandeville (à Aylesbury, à 70 km au nord-ouest de Londres – et 30km de notre Watford), en parallèle des Jeux Olympiques de Londres en 1948. Il entendait redonner un sens à la vie de jeunes soldats mutilés par la guerre. Aujourd’hui aussi, beaucoup des athlètes en compétition ont combattu dans les guerres d’Irak ou d’Afghanistan. Mais ce qui n’était il y a soixante quatre ans qu’une expérimentation est devenu un événement à part entière, attirant l’intérêt et la sympathie d’un vaste public.

Parapluies des Paralympics. Photo The Guardian.

La Vie Vivante

L’essai de Jean-Claude Guillebaud, « La vie vivante, contre les nouveaux pudibonds » (Les Arènes, 2011) propose une intéressante réflexion sur des mouvements de pensée actuels qui tendent à rêver d’un paradis immatériel affranchi des limites du corps humain.

 En introduction à l’un des chapitres du livre, Guillebaud cite Georges Bernanos : « Le malheur et l’opprobre du monde moderne, qui s’affirme si drôlement matérialiste, c’est qu’il désincarne tout, qu’il recommence à rebours le mystère de l’incarnation » (Nous autres Français, 1939). Trois quarts de siècles plus tard, cete analyse semble plus pertinente que jamais.

 Jean-Claude Guillebaud évoque l’apparition, en moins d’une génération, d’un sixième continent, celui de l’immatériel. L’informatique et Internet nous ouvrent un monde nouveau dont les vertus son la profusion, la liberté, la mobilité et la gratuité. Mais ce nouveau continent s’avère aussi excessivement pauvre, parce qu’il tend à ramener l’homme à une dimension numérique : seul ce qui se mesure a le droit d’exister. « La vie vivante » tend à être peu à peu vidée de son sens. La vie vivante, c’est celle que mènent les êtres humains lorsqu’ils entrent en interaction les uns avec les autres sans qu’entrent en ligne de compte une quantification de la valeur de leurs relations.

 La vie vivante a partie liée avec le corps humain, « ses odeurs, ses sueurs, ses écoulements, ses plaisirs ou ses imperfections, tout ce qu’Arthur Rimbaud dans le Bateau Ivre appelait « les rousseurs amères de l’amour ». Guillebaud critique la pudibonderie de courants de pensée actuels qui prétendent s’affranchir du corps. C’est le cas des « Gender Studies », qui, partant de la dénonciation de la domination masculine, en sont venues dans leur expression la plus radicale, à nier les différences entre les sexes et préconiser e remplacement de la grossesse par la gestation dans des utérus artificiels.

 C’est surtout le cas des « technoprophètes » partisans d’un « transhumanisme ». Les promoteurs du manifeste Cyborg (mot composé de cybernétique et d’organisme), par exemple, sont convaincus qu’une hybridation de l’homme et de la machine, permettra aux humains de s’affranchir des pesanteurs de leur espèce et d’en défier les limites. A l’extrême, c’est ni plus ni moins que l’immortalité qui est recherchée. Guillebaud propose un intéressant parallèle avec la Gnose des premiers siècles du Christianisme : comme les gnostiques, les technoprophètes ont le corps en horreur et rêvent d’un monde idéal et angélique seulement accessible aux initiés.

 L’essai de Jean-Claude Guillebaud se présente comme le premier consacré aux nouvelles dominations, après plusieurs livres consacrés aux désarrois contemporains face au grand « dérangement » qui s’opère sous nos yeux. Il conteste l’idée que la marche vers un univers de plus en plus numérique, quantifié et marchand, asservissant tout et tous sur son passage, soit une fatalité inexorable. Il prône une « résistance de l’intérieur ».

 La faiblesse de son essai est un certain manque de fil directeur. Il s’agit visiblement de recherches partielles mises bout à bout à l’occasion d’articles publiés dans des journaux et magazines. Mais l’ouvrage constitue pour moi une mine d’informations sur des courants de pensée que je méconnaissais. Il propose aussi des réflexions stimulantes à un moment où « la pensée de haute mer » fait cruellement défaut.