ArtEspagneLivres4 septembre 20230Obra Maestra (Chef d’œuvre)

Dans Obra Maestra (publié en 2022 et traduit en français sous le titre Chef d’œuvre), le journaliste et romancier Juan Tallón raconte la volatilisation d’une sculpture de 38 tonnes exposée par le Musée Reina Sofia lors de son inauguration en 1986 et portée disparue en 2005.

« Equal-Parallel / Guernica-Bengasi » est une œuvre réalisée par le sculpteur américain Richard Serra. Son titre se réfère au bombardement de la ville libyenne de Bengasi par l’aviation américaine le 15 avril 1986. La sculpture est constituée de quatre blocs d’acier massifs, de tailles différentes, entre lesquelles le visiteur est appelé à cheminer.

Le livre de Juan Tallón est composé de prises de parole attribuées à plusieurs dizaines de personnages impliqués à des titres divers par l’œuvre de Serra, y compris le sculpteur lui-même et l’auteur du livre. Ces prises de parole ne sont pas présentées de manière chronologique, mais chacune est datée.

Equal-Parallel/Guernica-Bengazi, sculpture de Richard Serra

 

La première date-clé est 1986, année de l’inauguration du musée Reina Sofia et du début de l’exposition de la sculpture. Celle-ci sera démontée en 1990 et entreposée chez un spécialiste du transport, de l’installation et du magasinage d’œuvres d’art, Macarrón SA.

En 2005, un inventaire amène la direction du musée à constater la disparition de la sculpture. Le journal ABC la révèle en 2006 et le scandale devient international. Une enquête est menée, sans succès, par la Brigade du Patrimoine. Richard Serra accepte de réaliser une copie de « Equal-Parallel / Guernica-Bengasi ». Celle-ci est installée de manière définitive au musée en 2009.

Le musée Reina Sofia à Madrid

Il y a en effet matière à scandale. La sculpture a été acquise par le Musée, qui en a confié le gardiennage à Macarrón. Mais il n’a pas payé pour ce gardiennage. Lorsque Macarrón fit faillite, en 1998, nul ne se soucia du devenir de la sculpture. Pire encore : la faillite de Macarrón fut largement provoquée par le non-paiement, par l’État espagnol, de sommes considérables dues au titre de prestations pour l’exposition universelle de Séville.

Juan Tallón donne donc la parole à la directrice du musée, à des gardiens, à la juge d’instruction, au personnel de surveillance, à un ingénieur, à un chorégraphe ayant dansé près de la sculpture, à des galéristes, à des journalistes, à un ferrailleur, à un chauffeur de taxi de Bilbao… C’est justice, car selon lui, « parler de Serra, c’est parler des ingénieurs qui l’aident à développer certaines de ses idées, des architectes, des géomètres, c’est parler des travailleurs des aciéries où s’élaborent les pièces, c’est même parler des grutiers, des conducteurs, des ouvriers des entreprises de transport qu’il contracte pour porter les sculptures depuis le lieu où elles sont produites, dans la ville allemande de Siegen, jusqu’à tous les points du monde où on les expose. »

Richard Serra

 

 

« Obra Maestra » se lit comme un polar. Qu’est devenue la sculpture évaporée ? Est-elle cachée quelque part dans le monde, par exemple dans la zone franche de Genève ? « Rien là-dedans n’est à voir. Tout est déposé dans des caisses, caché en permanence. C’est pour ne pas voir. » Ou bien l’acier a-t-il été fondu, et vit-il une nouvelle vie comme pied de table ou rail de sécurité d’une autoroute ?

Obra Maestra propose aussi une féroce critique d’institutions dysfonctionnelles. La directrice de la communication du Musée Reina Sofia s’étrangle de ne pas avoir été immédiatement informée de la disparition de la sculpture de Serra. Elle aurait convoqué des journalistes choisis et aurait immédiatement fait porter la faute sur Macarrón. Le message n’aurait pas été « une sculpture de 38 tonnes a mystérieusement disparu », mais « l’entreprise de gardiennage n’a pas fait son travail.  Et porte une lourde responsabilité ».

Mais la principale qualité de l’ouvrage, c’est la réflexion qu’il propose sur l’art. Serra « convertit l’acier en quelque chose capable de léviter, presque en musique », écrit-il. Il prête à Serra, qu’il a plusieurs fois interviewé, ces paroles : « nous ne commençons pas par l’acier, nous commençons par le vide et ce vide génère ce dont il a besoin d’être entouré. Ce qui m’intéresse, c’est le fait que l’espace soit aussi important que le matériau. » Ou encore : « on peut dire que je suis un artiste du poids, qui aspire à transformer le lourd en léger. »

Tallón écrit aussi : « Serra dit parfois que la dialectique entre parcourir et regarder le paysage est ce qui fonde l’expérience de sa sculpture. » « À travers Serra, je découvris la capacité de la sculpture à activer l’espace. » « Serra a l’habitude de faire ce qui lui plaît davantage, qui est d’impliquer le spectateur dans son œuvre. »

Juan Tallón

Il y a de la poésie dans le livre de Tallón : « ces tonnes étaient capables de se transformer en quelque chose de lyrique ». Ou encore : « la disparition s’avérait si irrationnelle qu’elle en devenait charmante. Pour l’histoire folle de l’humanité, sa perte était plus jolie que sa présence. »

Il n’est pas non plus exempt d’humour. Une protagoniste confesse ainsi « j’aime tellement le café, et le geste de prendre du café, que quand il est dégoûtant il ne me déplaît même pas. Je sais jouir des petites horreurs de la vie quotidienne, dirons-nous ». Un ingénieur de l’aciérie allemande qui a fabriqué la copie de « Equal-Parallel / Guernica-Bengasi » qui sera exposée au Moma de New York avant d’être définitivement installée à Madrid est prié d’accompagner la structure dans son voyage transatlantique. « C’était mon premier voyage en bateau. Je n’avais pas même fait une croisière par les fjords norvégiens avec ma femme. De fait, je n’ai pas de femme. »

Couverture de la version française de Chef d’œuvre (Obra Maestra)

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