Dans “Olhos d’Água”, recueil de nouvelles publié en 2014, l’écrivaine brésilienne Conceição Evaristo plonge le lecteur dans le quotidien d’habitants de favelas, pour la plupart des femmes noires, comme elle-même. Le livre a été traduit en français par Izabella Borges sous le titre « ses yeux d’eau » et publié en 2020 par les Éditions des Femmes. Les citations incluses dans cet article ont été traduites par l’auteur de « transhumances ».
Dans le premier des quinze contes du recueil, l’autrice cherche à se souvenir de la couleur des yeux de sa mère. La faim rôde dans le quartier. Sa mère invente un jeu pour que les enfants oublient la faim. « Parfois, en fin d’après-midi, avant que la nuit ne prenne le dessus sur le temps, elle s’asseyait sur le seuil de la porte et, ensemble, nous contemplions l’art des nuages dans le ciel. » Avec les nuages venait parfois la pluie tropicale, mouillant la pluie se mêlant aux larmes. Les yeux de la mère avaient la couleur de l’eau.
La survie d’une famille nombreuse constitue un combat de chaque jour. Le dernier conte évoque une ville gagnée par le découragement, dans laquelle on ne fait plus d’enfant. « Tout manquait : des mains pour le travail, de la nourriture, de l’eau, de la matière pour nos pensées et nos rêves, des mots pour nos bouches, des chansons pour nos voix, du mouvement, de la danse, des désirs pour nos corps. » « Ma mère a toujours cousu sa vie avec des fils de fer. »

Dans la favela, la mort est omniprésente, sous-produit de la misère. Des armes circulent, des bandes se forment. Certains tueurs jouissent de voir la peur, l’effroi, la terreur sur les traits des hommes au moment de mourir. Ana est la compagne d’un chef de bande. « Elle connaissait les risques qu’elle prenait à ses côtés. Mais elle pensait aussi que toute vie est un risque et que le plus grand risque était de ne pas essayer de vivre. » Ana meurt dans le lit conjugal, « mitraillée, protégeant de sa main un rêve de vie qu’elle portait dans son ventre. »
Des enfants sont fauchés par des balles perdues, ou périssent dans des accidents de la circulation. Un conte met en scène un jeune garçon, Lumbiá. Il est bouleversé par l’enfant-Dieu, couché nu dans la crèche de Noël. Il parvient à s’introduire dans un grand magasin qui contient la plus belle crèche de la ville. Ému par l’enfant qui lui ressemble tant, il dérobe son image, s’enfuit à toutes jambes, Il est fauché par une automobile.
J’ai été touché par l’histoire de Natalina. Elle a eu trois enfants, dont le dernier pour le compte de ses patrons, un couple infertile. Elle est violée par un homme, mais alors qu’il la possède, elle s’empare de son arme et fait feu. Lorsqu’elle découvre qu’elle a été fécondée par « la semence envahissante de cet homme », elle est heureuse d’accueillir le fruit d’un moment qui l’a révélée à elle-même. « Bientôt, elle allait donner naissance à un fils. Un fils qui a été conçu dans les limites fragiles de la vie et de la mort. »
Conceição Evaristo est née en 1946 dans une favela de Belo Horizonte, L’article qui lui est consacré dans Wikipédia souligne qu’elle lutte contre les préjugés racistes et misogynes à l’égard des femmes noires : « En tant que femme noire, on attend de moi que je sois bonne au lit, bonne cuisinière, bonne danseuse mais sûrement pas écrivaine, intellectuelle et productrice de savoirs »
