Dans Prophet song, le romancier irlandais Paul Lynch raconte la lutte d’une mère de famille pour la survie de ses proches dans le chaos d’une guerre civile. Le livre a obtenu le Booker Price en 2024. Il a été traduit en français par Marina Boraso sous le titre « le chant du prophète » (Albin Michel, 2025). Les citations incluses dans cet article ont été traduites par le rédacteur de « transhumances ».
Eilish et Larry Stack mènent à Dublin une existence heureuse avec leurs enfants Mark (17 ans), Molly (15 ans), Bailey (13 ans) et Ben, encore bébé. Eilish, dont la sœur Áine vit au Canada, s’occupe de leur père Simon, qui entre peu à peu dans la sénilité. Eilish est chercheuse en neurobiologie ; Larry est cadre dans un syndicat d’enseignants.
Le pouvoir en République d’Irlande est pris par un parti totalitaire qui croit aux « vérités alternatives ». Comme l’exprime une amie d’Eilish : « si on vous change la propriété des institutions, on peut changer la propriété des faits, on peut modifier la structure de la croyance, ce sur quoi on se met d’accord » Larry est l’objet d’investigations policières et disparait après son arrestation par la police.

Dans le pays, d’immenses manifestations se lèvent contre le nouveau pouvoir, avec vêtements et foulards blancs. Elles sont réprimées dans le sang. Une armée rebelle est constituée et gagne du terrain, mais le front est stabilisé dans la ville de Dublin. La maison des Stack est située à proximité d’un checkpoint tenu selon les moments par les forces du régime ou par les insurgés. Pour s’approvisionner, il faut franchir un pont et courir pour tenter d’échapper aux snipers. Les maisons sont bombardées. L’eau courante et l’électricité sont coupées de plus en plus souvent. Chez les commerçants, les denrées sont rares et les prix flambent.
Simon reçoit Eilish. « Il soulève ses mains de la table et les regarde, puis les pose à nouveau et lève les yeux. Peut-être, dit-il, vous devriez penser à vivre au Canada. » Áine est prête à payer le réseau de passeurs qui permettrait à sa sœur de quitter l’enfer irlandais, mais Eilish ne peut s’y résoudre. Qui s’occupera de son papa ? Qui accueillera Larry, qui accueillera Mark, parti pour le maquis, le jour où ils reviendront ?

Eilish a un objectif : « Ce que je fais, c’est garder cette famille unie parce qu’en ce moment, c’est la chose la plus difficile à faire dans un monde qui semble conçu pour nous déchirer. » Elle est emportée avec Molly, Bradley et Ben dans le torrent d’une histoire cauchemardesque, bientôt avec Molly et Ben seulement. Que faire ? Quand sera-ce le moment de se joindre au flux des fugitifs qui se ruent pieds nus sur les routes de l’exil, au péril de leur vie ?
Le roman de Paul Lynch saisit le lecteur à la gorge, du début à la fin. Les paragraphes dans lesquels Eilish affronte ses enfants adolescents sont poignants. Elle ne cesse de leur mentir, de leur affirmer que tout va bien se passer. « Les mensonges grandissent de plus en plus dans sa bouche. Elle voit à quel point un seul mensonge dit à un enfant est un scandale. »
Face à son fils Mark : « elle le voit maintenant âgé de presque dix-sept ans, avec le sang corrompu par la rage et une sauvagerie silencieuse. »

Elle confie Ben à la garde de Molly, alors qu’elle tente de franchir les barrages pour faire des courses. Dans les yeux de sa fille, la peur accumulée fait place à un regard de force lorsqu’elle accepte de ramener Ben à la maison. « Elle la voit debout dans la poussière, hors du temps. Elle sait que ce qu’elle voit dans les yeux de sa fille est l’instant où elle devient adulte ».
Bailey reçoit un éclat d’obus dans la colonne vertébrale. Eilish l’accompagne dans un minibus improbable jusqu’à un hôpital d’adultes, le seul qui pourrait l’opérer. Bailey, lui aussi, disparait aux mains du régime. C’est à la morgue qu’elle devra caresser son visage.
Le destin d’Eilish se résume à une chose : « être un vaisseau dans lequel elle emporte les enfants loin des ténèbres. » Un destin d’héroïne dans les temps obscurs. Le titre du roman est inspiré de la chanson « the prophet’s song » du groupe Queen, enregistré en 1975 : « Oh, oh, peuples de la terre, écoutez l’avertissement du prophète, il dit attention à l’orage qui se prépare ici ».
