Garibaldi

Dans « Garibaldi » (Collezione Identità Italiana, Il Mulino, 2010), Andrea Possieri situe Giuseppe Garibaldi et son mythe dans leur contexte historique.

 Le livre commence par un extrait de la Dottrina Garibaldiana (la Doctrine Garibaldienne), livre paru après l’expédition des Mille de 1860 :

 « – Qui est Garibaldi ?

          Garibaldi est un esprit extrêmement généreux, béni du ciel et de la terre

          Combien y a-t-il de Garibaldi ?

          Il n’y a qu’un seul Garibaldi

          Où est Garibaldi ?

          Garibaldi est dans le cœur de tout italien honnête, à condition qu’il ne soit ni une mauve ni un pavot

          Combien de personnes y a-t-il en Garibaldi ?

          En Garibaldi il y a trois personnes réellement distinctes.

          Quelles sont ces trois personnes ?

          Le Père de la patrie, le Fils du peuple, l’Esprit de la liberté »

 Ce texte dénote la ferveur populaire qui a accompagné Garibaldi et aussi la relation de fascination et de haine du héros et de ses disciples à l’égard de l’Eglise Catholique, dont on reprend mot pour mot les termes du catéchisme tout en en changeant l’objet.

 L’ouvrage d’Andrea Possieri s’adresse à des lecteurs déjà familiers du personnage de Garibaldi. Une chronologie et une courte notice biographique sur les principaux personnages m’auraient été utiles.

 Rappelons donc que Garibaldi est né en 1807 à Nice, alors part de l’Empire Napoléonien. A l’âge de 15 ans, il s’embarque comme mousse sur la marine marchande. Il gagne ses galons de capitaine de seconde classe, dix ans plus tard, après avoir navigué sur les routes maritimes de la Méditerranée et de la Mer Noire. A l’âge de 44 ans, réfugié au Pérou après l’échec de la République Romaine de 1848, c’est son métier de navigateur qu’il embrassera de nouveau.

 Garibaldi a été qualifié de « héro des deux mondes ». Il a en effet gagné ses galons de chef de guerre au Brésil dans la guerre de sécession du Rio Grande, puis en Uruguay à la tête de la Légion italienne. Possieri le définit joliment comme un héros « amphibie » : il combat dans la marine, mais au contact des gauchos uruguayens il apprend aussi les longues chevauchées, les marches de nuit, les techniques de la guérilla. En Amérique latine, il adhère à la franc-maçonnerie et épouse la cause de l’indépendance italienne. A partir de 1848, la réunification de l’Italie, même sous la coupe de la monarchie piémontaise, devient son unique objectif. Et cet objectif inclut naturellement la ville de Rome et les Etats Pontificaux.

 C’est une véritable vie de légende qu’a vécue Garibaldi, d’une bataille à l’autre : les batailles de Lombardie et de la République romaine en 1848, la fuite rocambolesque par les Apennins et la mort de sa femme Anita en 1849, la seconde guerre d’indépendance de l’Italie en 1858 – 1859, l’expédition des Mille aboutissant à l’effondrement du Royaume des Deux Sicile en 1860, la défaite dans l’Aspromonte en 1862, la campagne de Vénétie en 1866, la défaite de Menana infligée par les troupes franco-pontificales près de Rome en 1867, et finalement la participation à la guerre de la France contre les Prussiens en Franche Comté et Bourgogne en 1870.

 A l’issue de sa campagne de France, Garibaldi fut élu député à l’Assemblée Constituante siégeant à Bordeaux. Le 13 février 1871, raconte Possieri, « il fit son entrée dans la salle de l’Assemblée « vêtu de sa chemise rouge et de son grand chapeau de feutre ». La majorité catholique et conservatrice des députés l’accueillit dans un climat de vibrantes protestations car à leurs yeux il continuait à être un aventurier à la recherche de gloire personnelle et un ennemi historique de la France. Garibaldi, qui donna immédiatement sa démission et rejoignit Marseille le soir même, fut passionnément défendu par Victor Hugo dans un discours parlementaire par lequel celui-ci soutint que non seulement il avait été le seul à venir au secours de la France, mais qu’il était le seul général à ne pas avoir été vaincu ».

 Garibaldi avait trouvé dans l’île de Caprera, au nord de la Sardaigne, un point d’attache. C’est là qu’il mourut le 2 juin 1882. Il avait vécu à Nice, Gênes, Constantinople, Montevideo, New York, en mer et sur d’innombrables routes et chemins. Il fut un héros de la mondialisation, avant que le terme fût créé.

Patients

Dans « Patients », le chanteur Grand Corps Malade raconte les six mois passés dans un premier centre de rééducation après un accident qui aurait pu le rendre totalement paralysé.

 Lorsque Fabien Marsaud, qui va avoir 20 ans, se déplace des vertèbres après avoir plongé dans une piscine sans fond, sa vie bascule. Alors qu’il est encore dans une unité hospitalière de réanimation, on confie à ses parents qu’il ne pourra probablement plus jamais remarcher. Il ira dans un centre de rééducation pour tenter d’arracher autant de mobilité que possible.

 Fabien, devenu « Grand Corps Malade », raconte les six mois pendant lesquels, grâce à ce sixième sens qui se nomme « envie de vivre » et au savoir-faire d’un personnel compétent, il réussit à se remettre debout et à marcher, fût-ce appuyé sur une canne. Il s’agit d’une lutte quotidienne dans laquelle la volonté de s’en sortir joue le premier rôle. Mais les séances de rééducation occupent seulement une heure par jour, deux au mieux. Le reste du temps, il faut le tuer ou, comme dit un ami de Fabien, le « niquer ».

 Car le propre des pensionnaires du centre de rééducation, c’est d’être des patients, dans le sens trivial comme dans le sens médical du terme. Il faut attendre des heures pour qu’on vous change de position dans le lit, qu’on vous enfile une sonde urinaire, qu’on actionne pour vous la télécommande de la télévision. L’auteur raconte qu’un jour une aide-soignante présumant de ses forces le laisse tomber. Le temps qu’elle appelle des secours, il reste nu sur le carrelage, tremblant et nécessairement patient.

 Le livre est écrit dans un style direct, entre descriptions cliniques, humour et émotion. Un soir, quatre patients en fauteuils roulants se font la belle et vont à l’aventure dans le parc du centre. « Et pour la première fois on parle d’avenir. Mais cette fois, on ne parle pas d’avenir pour se vanner, ou pour se prouver avec cynisme qu’untel est dans la merde, que l’autre est foutu. Non, on parle d’avenir avec sincérité, en se livrant, comme si l’atmosphère de notre sous-bois et le fait de ne pouvoir se regarder dans les yeux permettait une franchise et une impudeur jamais révélées jusque là ». Au retour à l’étage, l’aide-soignant affolé insulte copieusement les fugitifs et annonce des sanctions, mais « ses hurlements glissent sur nous sans nous atteindre. On a certainement encore la tête dans notre forêt, l’esprit dans nos confidences et l’humeur dans la gravité du moment qu’on vient de partager ».

 Brigitte m’a offert « Patients » en souvenir de ce que j’ai vécu en 1982, il y a juste trente ans. A la suite d’un accident de moto, j’avais passé six mois cloué sur un lit d’hôpital et dans un centre de rééducation. Bien que mon cas fût infiniment moins grave que celui de Grand Corps Malade – il ne s’agissait que d’un fémur et un genou brisés – j’ai retrouvé dans son livre beaucoup de traits de ma propre expérience : la dépendance à l’égard de tiers pour tous les actes de la vie, y compris les plus intimes ; l’incertitude sur les capacités de récupération ; la lenteur des progrès et, dans mon cas, des phases de régression dans l’apprentissage de l’autonomie ; et surtout l’expérience humaine.

 « Si cette épreuve m’a fait grandir et progresser, dit Grand Corps Malade, c’est surtout grâce aux rencontres qu’elle m’aura offertes ». Il évoque Farid, Toussaint, Steeve. A l’hôpital Saint Antoine, dans une chambrée de 4 lits, j’eus ainsi l’occasion de partager brièvement la vie de nombreux voisins d’infortune, en particulier un livreur de pizzas à mobylette, un légionnaire et le patriarche d’une nombreuse famille juive qui venait pique-niquer au chevet de son lit… et du mien. J’appris à savourer cette parenthèse de plusieurs mois, qui infligeait sans doute plus de souffrance à mes proches qu’à moi-même.

Joseph Anton

Le récit autobiographique de Salman Rushdie, « Joseph Anton », est un livre passionnant, nourri d’un parcours personnel unique et d’années de clandestinité.

 On a parfois qualifié l’œuvre littéraire de Salman Rushdie comme un « réalisme magique ». Rushdie, né à Bombay en 1947 mais arrivé en Grande Bretagne à l’âge de 14 ans, a commencé sa vie professionnelle dans la publicité ; dans ce métier, il s’agit de donner une personnalité et une âme à des objets matériels. Ses livres, en particulier celui qui allait le rendre mondialement célèbre, les Versets Sataniques, mêlent dans une surabondance de mots et d’images le monde réel et le rêve. Il se reconnait une parenté avec Rabelais, Gogol et Kafka. Du jour au lendemain, sa vie allait basculer dans le Rabelaisien, le Gogolien et le Kafkaïen.

 Joseph Conrad, Anton Tchekhov

 Le jour de la Saint Valentin 1989, l’Ayatollah Khomeiny émet une « fatwa » – un décret religieux – incitant les Musulmans du monde entier à assassiner le blasphémateur Rushdie. En l’espace de quelques heures, il devient un homme traqué, sous haute protection de la police britannique, dépendant de ses amis pour trouver un toit pour quelques jours ou quelques semaines, toujours à la merci d’une dénonciation ou d’une indiscrétion. La police lui demande de choisir un pseudonyme. Il opte pour Joseph Anton, Joseph pour Conrad, Anton pour Tchekhov. Pour les hommes chargés de sa protection, il devient « Joe ». Lui ne rêve que d’une chose : quitter les habits du fugitif Joseph Anton et habiter de nouveau, librement, la vie de l’écrivain Salman Rushdie.

 L’épreuve durera douze ans, jusqu’à ce que les responsables de la sécurité publique lui annoncent que le niveau de menace est tombé à un niveau tel qu’une protection n’est plus nécessaire. Ce sont des années d’inconfort, de peur et surtout d’humiliation, par exemple celle de se cacher pendant de longues heures derrière un placard lorsqu’un plombier intervient dans la maison. « Il se rappelait quelque chose que Günter Grass lui avait dite à propose de perdre : que cela vous enseigne des leçons plus profondes que de vaincre. Les vainqueurs pensent que leurs vues et celles de leur monde sont justifiées et validées, et ils n’apprennent rien. Les perdants ont du réévaluer tout ce qu’ils avaient cru vrai et digne de se battre, et pour cela ils avaient l’opportunité d’apprendre, à la dure, les leçons les plus profondes que la vie avait à enseigner ».

 La liberté n’est toujours prise, jamais donnée

 La principale leçon était la suivante « la liberté est toujours prise, jamais donnée ». Ou encore : « il y a plus de dignité à être un combattant qu’une victime ». Et puis : « comme tu combats une bataille qui peut te coûter la vie, est-ce que la chose pour laquelle tu te bas mérite de perdre ta vie ? »

 Ces leçons ont été durement apprises. Rushdie raconte l’erreur qu’il commit en cherchant le dialogue avec des autorités islamiques en se proclamant un musulman dévot alors que ses convictions étaient athées. Il croyait possible de lever le malentendu, de se faire aimer de ses ennemis. Il découvrit trop tard que ses ennemis attendaient de sa part qu’il renie les Versets Sataniques. Mais comme création artistique, un livre ne peut être rétracté ou renié. Honteux de son pacte avec le diable, Rushdie se jura de mener jusqu’au bout la lutte contre le fondamentalisme.

 Comment vaincre le terrorisme ? En n’étant pas terrorisé

 « Le fondamentaliste, écrit-il après le 11 Septembre, cherche à abattre bien plus que des bâtiments. Ces gens-là sont contre – simplement pour proposer une brève liste – la liberté de parole, un système politique pluraliste, le suffrage universel adulte, le gouvernement responsable de ses actes, les Juifs, les homosexuels, les droits des femmes, le pluralisme, le sécularisme, les minijupes, la danse, les hommes glabres, la théorie de l’évolution, le sexe… Le fondamentaliste croit que nous ne croyons en rien. Dans sa vision du monde, il a ses certitudes absolues, alors que nous sommes noyés dans des complaisances lascives. Pour montrer qu’il a tort, nous devons d’abord savoir qu’il a tort. Nous devons être d’accord sur ce qui compte : embrasser dans des lieux publics, les sandwichs au bacon, le désaccord, l’excès dans la mode, la littérature, la générosité, l’eau, une distribution plus équitable des ressources mondiales, les films, la musique, la liberté de pensée, la beauté, l’amour. Ce seront nos armes. Ce n’est pas en faisant la guerre, mais en choisissant de vivre une vie sans frayeur, que nous les vaincrons. Comment vaincre le terrorisme ? En n’étant pas terrorisé. Ne laissez par la peur régir votre vie. Même si vous êtes effrayé. »

 Le combat contre le fondamentalisme est compliqué par la division de l’opinion en Grande Bretagne. Les Eglises disent « comprendre l’émotion du monde musulman ». Le tabloïde Daily Mail mène, pendant des années, une campagne pour que cesse une protection policière « aux frais du contribuable pour un homme qui n’a rien fait pour son pays ». Les autorités politiques et policières sont promptes à l’accuser de s’être mis lui-même dans sa situation en écrivant un livre provocateur.

 Rushdie ressent l’injustice de ces critiques qui, poussées à l’extrême, le laisseraient à la merci de ceux qui le traquent. Mais il a choisi le combat pour la liberté, pour sa liberté devenue emblématique de la liberté d’expression dans le monde. Il intervient sur la scène politique, militant pour que les Etats occidentaux fassent pression sur l’Iran pour que la fatwa soit annulée. Il se rend à des invitations dans le monde entier et profite des tribunes qui lui sont offertes pour plaider la cause. A chaque fois, il faut négocier pas à pas des espaces de liberté supplémentaires avec des responsables de sécurité qui jouent la carte du « risque zéro » ; le Raid français n’est pas loin, à ce jeu, de remporter la palme du manque de  finesse. Son objectif est de sortir libre de ce carcans ; il y parvient, deux mois par an, à l’occasion de séjours d’été aux Etats-Unis ; il ne l’obtiendra en Grande Bretagne qu’après des années de minuscules avancées suivies de reculs.

 

Salman Rushdie

Dans l’intimité de Salman, alias Joe

 « Joseph Anton » est un récit de guerre dans lequel jour après jour le héros mène ses batailles. Mais il est plus que cela. Il nous fait pénétrer dans l’intimité de Salman Rushdie devenu Joe, de sa relation avec son ex-femme Clarissa, avec son fils Zafar qui deviendra adolescent puis jeune adulte pendant l’épreuve, avec son imprévisible seconde épouse Marianne, avec Elizabeth, le soleil de ses premières années de clandestinité, la mère de son second fils Milan et sa troisième épouse, et avec sa quatrième épouse, la très belle et très nombriliste Padma. Le récit est alimenté par le journal intime de l’écrivain, et suit au plus près les hauts et les bas de ses sentiments.

 J’ai été ému par le récit de la mort de Clarissa à la suite d’une récidive de cancer. Clarissa est dans le coma. « Il se pencha sur elle et l’embrassa trois fois sur le côté de la tête – et bang, elle se releva soudain et ouvrit les yeux. « Ho la la, quel baiser ! pensa-t-il, puis elle se tourna et le regarda face à face et lui demanda avec la terreur dans le regard, « je ne suis pas en train de mourir, n’st-ce pas ? » « Non, mentit-il, tu es juste en train de te reposer », et pour le reste de sa vie il se demanda s’il avait eu raison de mentir. S’il posait une telle question sur son lit de mort, il souhaiterait qu’on lui dise la vérité mais il avait vu la terreur en elle et il n’avait pas été capable de prononcer les paroles ».

 Profondément humain

 Salman Rushdie a la dent dure contre ses ennemis, et on a parfois l’impression qu’il règle des comptes. Mais il a un parti pris d’honnêteté : c’est souvent contre lui-même, ses erreurs et ses faiblesses, qu’il s’en prend. Et surtout, il croit que des relations détériorées peuvent se rétablir. En guerre avec son père depuis son enfance, il finit par faire la paix avec lui ; au terme d’un divorce à haute intensité de haine, il trouve avec sa troisième épouse Elizabeth le chemin d’une relation amicale.

 Son livre est profondément humain. C’est aussi un formidable hommage à la littérature. « La littérature essayait d’ouvrir l’univers, d’accroître, même seulement de manière légère, la somme totale de ce que les êtres humains peuvent percevoir, comprendre, et donc, finalement, être. La grande littérature allait aux limites du connu et repoussait les frontières du langage, de la forme et de la possibilité pour faire que le monde se sente plus grand, plus large qu’auparavant. »

1Q84, livre 3

Le troisième et dernier livre du roman 1Q84 de Haruki Murakami (traduit par Hélène Morita en 2012) se lit avec la même avidité que les précédents, bien qu’il entraîne les lecteurs dans un univers de plus en plus fantasmagorique.

 Les deux premiers livres se lisaient alternativement du point de vue d’Aomamé et de Tengo. Un troisième personnage s’introduit dans le troisième livre : Ushikawa, un détective qui joue un rôle secondaire dans les précédents épisodes. Ushikawa est un homme d’aspect physique repoussant. Cette caractéristique lui a valu une enfance solitaire, et en ce sens son parcours personnel est semblable à celui d’Aomamé et Tengo. La secte des Précurseurs veut mettre la main sur Aomamé, et Ushikawa a compris que Tengo pourrait le conduire à elle. « Ushikawa se considérait comme un animal nocturne, caché dans une forêt obscure, qui restait à l’affût d’une proie. Il attendait patiemment la bonne occasion et, le moment venu, il fondait dessus résolument, sans hésitation. » Ushikawa se rapproche si près qu’il bascule, lui aussi, dans l’univers où deux lunes brillent dans le ciel, l’univers qu’Aomamé a baptisé « 1Q84 » et Tengo « la ville des chats ».

 Un quatrième personnage joue un rôle dans le roman : le père de Tengo, tellement identifié à son rôle de collecteur de la redevance de la télévision publique qu’il demande à être incinéré dans l’uniforme des collecteurs. La nuit, un collecteur vient insulter Aomamé, Ushikawa et Fukaéri, l’auteur de livre « la chrysalide de l’air », le livre qui décrit l’univers de 1Q84 et a déclenché une série d’événements qui menacent de broyer les protagonistes.

 Aomamé et Tengo pourront-ils revenir au monde normal, celui d’avant 1Q84 et de la ville des chats ? L’intrigue est bien menée, avec un suspens jusqu’au dernier chapitre. Dans le livre 3, elle devient quasiment ésotérique avec une conception virginale pour ainsi dire par procuration, que le Catholicisme lui-même pourrait reconnaître comme part de son patrimoine.

 Ce qui sauve le roman du délire onirique, c’est son épaisseur humaine. Le portrait d’Ushikawa, que sa laideur a éduqué à considérer toute vérité comme relative, est particulièrement réussi. Cet homme a du flair, et cette capacité dérive directement de son expérience de la vie. Lorsque Tengo se rappelle le jour où, vingt ans auparavant, Aomamé prit sa main de jeune écolier, il se remémore des odeurs : « Et les odeurs de cet après-midi de début d’hiver stimulaient hardiment ses narines. Comme si ce qui recouvrait ces odeurs avait été arraché. Des odeurs réelles. Les fidèles odeurs d’une saison particulière. L’odeur de l’éponge du tableau noir, celle du détergent utilisé par le ménage, celle des feuilles mortes qu’on brûlait dans un coin de la cour, elles s’étaient toute intimement mêlées. Quand il respirait à fond ces senteurs, il avait la sensation qu’elles s’amplifiaient et l’atteignaient au plus profond de lui. Sa structure physique avait renouvelé ses composants. Les pulsations de son cœur n’étaient plus de simples pulsations. Pour un bref instant, il avait pur ouvrir de l’intérieur les portes du Temps. La lumière ancienne et la lumière nouvelle s’étaient mêlées et ne faisaient plus qu’une. »