Edward Burne Jones, le dernier préraphaélite

Après avoir écrit une impressionnante biographie de William Morris, dont « transhumances » a donné une note de lecture, Fiona MacCarthy s’attaque à l’un des peintres majeurs de l’époque victorienne, Edward Burne Jones (1833 – 1898). Sa biographie de 629 pages, publiée en 2011, a pour titre : « le dernier préraphaélite, Edward Burne Jones et l’imagination victorienne »

 Edward Burne Jones a été un artiste exceptionnellement prolifique. Il a exercé son talent en peinture et, dans le cadre de l’entreprise d’arts décoratifs de William Morris, en tapisserie, lithographie et vitrail. Beaucoup de ses œuvres ne nous parlent guère aujourd’hui : celles inspirées des légendes de chevalerie et du Roi Arthur eurent leur moment d’engouement patriotique pendant la première guerre mondiale ; les jeunes filles épanouies dans leurs longues robes ont parlé à la culture hippie des années soixante. Mais d’autres œuvres, en particulier ses portraits, dénotent un sens de la psychologie exceptionnel.

 Burne Jones était un émotif. A plusieurs reprises, le stress du travail ou des contrariétés personnelles le plongèrent dans une profonde dépression. Ses portraits sont personnels, emprunts d’une forte sentimentalité.

 Son destin a été parallèle à celui de William Morris (1834 – 1896). Ils ont eu une collaboration artistique tout au long de leur vie, associés dans leur jeunesse à la fraternité des préraphaélites. Morris était celui qui donnait aux objets pensés par Burne Jones une réalité physique et commerciale. Mais personnellement ils étaient différents : Morris, né dans une famille d’agent de change, vira progressivement au socialisme ; Burne Jones, de condition modeste, accepta les honneurs, en particulier le titre de baron, et se désintéressa de la politique. L’un et l’autre voulaient produire de la beauté, et pensaient que ce faisant ils affrontaient un problème de société : la misère écœurante des prolétaires, le cancer de la pollution, l’oubli des racines spirituelles de l’Angleterre. Mais Burne Jones considérait que l’artiste devait consacrer toute son énergie à son art, alors que Morris était, avant l’heure, un « intellectuel engagé ». Curieusement, Georgina, l’épouse de Burne Jones, grandie dans une stricte obédience méthodiste, prit le relais de l’engagement politique de Morris après sa mort.

 Fiona MacCarthy suit pas à pas le parcours de Burne Jones, son adulation pour son maître John Ruskin, la crise de son couple lorsqu’il eut une relation passionnée avec la jeune Grecque, Maria Zambaco. Elle nous montre ses domiciles de Londres, la Grange à Fulham, et celui de Rottingdean près de Brighton, devenir progressivement un lieu de rassemblement de tout ce que l’Angleterre et le Continent comptaient d’artistes visuels. Elle nous montre aussi la vie familiale de Burne Jones, dont Rudyard Kipling était le neveu.

 L’auteur nous montre un homme humain, dans la fécondité artistique comme dans ses faiblesses, et aussi comme un homme drôle. Toute sa vie, Burne Jones a dessiné des histoires pour les enfants et des caricatures pour ses amis. Leur reproduction dans le livre est particulièrement émouvante.

Portrait de Georgina Burne Jones

Surfer la vie

Dans « Surfer la vie, comment sur-vivre dans la société fluide » (LLL, Les liens qui libèrent, 2012), Joël de Rosnay se pose la question de comment construire et penser le monde de demain. Passionné de surf, il a choisi ce sport comme fil rouge du livre.

 Nous devons apprendre à vivre dans un monde « fluide ». Les repères solides et intemporels tendent à disparaître. Ce qui compte désormais, ce sont les interrelations et interdépendances de multiples phénomènes qui dessinent des configurations sans cesse changeantes. Rien ne sert de s’accrocher à des certitudes ou à des dogmes. Il faut apprendre à juger à chaque instant les forces à l’œuvre et calculer la meilleure trajectoire.

 De Rosnay utilise le surf comme métaphore de l’entrée dans l’ère de la fluidité. « Le surfeur tire avantage et plaisir d’un équilibre dynamique entre des flux, dans une fluidité continue du parcours et des mouvements. La vague représente un premier flux, qui roule et se déplace vers la plage (…) Sur la vague, la trajectoire presque parallèle de la planche, que maintient le surfeur pour accroître sa vitesse, représente un deuxième flux. Le troisième, c’est la dynamique de la position du surfeur sur la planche : trop en avant, la planche pique, trop en arrière, il perd la vague. Son adaptation à la glisse de sa planche crée donc une série de mouvements et de positionnements continus qui se matérialisent comme un flux contrôlé dans le temps et dans l’espace ».

 Le surf n’est pas seulement un sport. C’est aussi un art de vivre. Joël de Rosnay en évoque deux caractéristiques : une forte composante communautaire, qui se traduit par le fait qu’à tout moment les surfeurs apprennent les uns des autres, qu’ils ont un devoir de secours mutuel et qu’ils évitent de se nuire ; et aussi une approche raisonnée du risque. L’auteur revient à plusieurs reprises sur le  « principe d’attrition » opposé au « principe de précaution ».  Selon le principe de précaution, on s’interdit d’engager quelque action que ce soit qui puisse supposer un risque ; l’attrition au contraire consiste à accepter la possibilité de pertes mais à tout mettre en œuvre pour en limiter l’ampleur. Dans notre société française gavée de discours de peur, réaffirmer que le « risque zéro » n’existe pas et qu’un excès de précaution paralyse est bon à entendre.

 Joël de Rosnay applique la métaphore du surf à l’univers numérique : l’expression de « surfer la toile » est déjà entrée dans le vocabulaire courant. Il décrit l’évolution des réseaux sociaux, qui ne se limiteront pas dans l’avenir à la production et à l’échange de biens immatériels, mais incluront la production décentralisée d’objets ou d’énergie. Il plaide pour une « diététique » de l’information : choisir ce que l’on « mange et boit » sur le Web, situer l’information dans son contexte, s’accorder des pauses de déconnexion entre les immersions. Il cite Michel Serres, qui écrit que l’espace métrique, référé par des distances, est peu à peu remplacé par un espace de voisinage : des personnes mues par une même passion sur deux continents différents peuvent se sentir plus « voisines » que des personnes habitant sur le même palier d’immeuble. Il développe le concept de « Web symbiotique », qui décrit la symbiose croissante entre le cerveau et les outils technologiques.

 Le dernier chapitre, intitulé « des règles simples pour surfer la vie », est particulièrement intéressant. De Rosnay insiste sur l’altruisme et mentionne les principes du donnant – donnant de Robert Axelrod : « il recommande par exemple de ne pas être jaloux de la réussite de l’autre ; de ne pas être le premier à faire cavalier seul ; de pratiquer la réciprocité dans tous les cas ; de ne pas se montrer trop malin ; d’enseigner aux gens à se soucier les uns des autres ; d’éviter les conflits inutiles en coopérant aussi longtemps que l’autre coopère ; d’éviter de se montrer susceptible si l’autre fait cavalier seul de manière injustifiée ; de faire preuve d’indulgence (de bienveillance) après avoir riposté à une provocation ; d’avoir un comportement transparent pour que l’autre joueur puisse s’adopter à votre mode d’action ; d’enseigner la réciprocité (donner de la valeur à l’altruisme) ; d’améliorer les capacités de reconnaissance (la stratégie et le « profil » de l’autre) ; de savoir reconnaître la coopération et la réciprocité ; enfin de se montrer soucieux des conséquences de ses actes dans le futur. ».

 A la suite de Patrick Viveret, il nous invite à « vivre intensément ce voyage de vie consciente dans l’univers qu’est l’humanité ». Et pour cela, à nous désintoxiquer de nos peurs qui conduisent à l’enfermement identitaire ; et à nous désintoxiquer du stress permanent dans l’entreprise en raison de la compétition et de la concurrence, érigées en véritable règle de vie, presque en art de vie.

 De Rosnay fait l’éloge de la Franc-maçonnerie, dont les concepts d’amour fraternel, d’assistance bienfaisante et de vérité sont, selon lui, particulièrement pertinents pour ce monde fluide sur lequel il nous invite à surfer la vie.

Inconnu à cette adresse

« Inconnu à cette adresse », livre écrit en 1938 par l’écrivaine américaine Kressmann Taylor, constitue un témoignage bouleversant sur la nazification des esprits après l’accession au pouvoir d’Hitler.

 Très court – seulement une cinquantaine de pages – le livre de Kressmann Taylor se présente comme un échange de correspondance entre deux amis associés dans une galerie d’art à San Francisco. Tous deux sont allemands. Martin Schulse rentre en Allemagne en 1932, juste avant la nomination d’Hitler comme Chancelier ; Max Eisenstein est Juif et reste en Californie.

 Les deux hommes se connaissent intimement et s’apprécient. Martin a même été l’amant de la sœur de Max, Griselle, une actrice de théâtre. Mais le nazisme va ouvrir entre eux une brèche. Peu à peu, Martin va se laisser subjuguer par un leader qui permet aux Allemands de redresser la tête, de reconstruire leur pays et d’aller de l’avant. Peu à peu, il va laisser son gangréner son esprit par la haine de la race juive. Lorsque Griselle, poursuivie par la police du régime, cherche refuge chez lui, il ne l’accueille pas ; il écrit froidement à Max qu’elle est morte des suites de son imprudence.

 Max se venge : il écrit à Martin des lettres qui l’incluent dans sa famille juive, l’associent au commerce d’œuvres d’artistes que le régime considère comme décadents et l’invitent à se rendre à Zurich et Moscou. La dernière de ces lettres est renvoyée à Max avec la mention « inconnu à cette adresse ». Martin, après avoir joué la carte du régime, vient d’être à son tour englouti.

Para Interromper o Amor

Dans Para Interromper o Amor (« pour interrompre l’amour », Quetzal, 2010), Mónica Marques narre avec intensité la brève histoire d’amour de deux femmes.

 Née en 1970 à Lisbonne, Mónica Marques est journaliste. Elle vit à Rio de Janeiro. « Para interromper o amor » est son second roman.

 Son personnage, Numa est, comme elle-même, Portugaise expatriée au Brésil. Comme elle-même, elle est écrivaine. Depuis longtemps, elle flirte avec un écrivain portugais, João. Il lui fait rencontrer sa femme, Antónia. Numa et Antónia viennent d’horizons opposés, l’une fille d’un grand bourgeois exilé après la Révolution des Œillets, l’autre fille d’un dirigeant communiste. Elles tombent passionnément amoureuses l’une de l’autre.

 Comme l’indique l’auteure dans le premier chapitre, le livre n’a pas d’histoire : l’un des personnages, Antónia, « se met en grève » et disparait de la vie de Numa, la laissant au bord du précipice. Mais s’il n’a pas d’histoire, il est chargé d’érotisme, entre sexe, amour et littérature.

 « « Mais que fais-tu ici déjà toute nue ? J’ai passé la semaine à imaginer comment tu allais te déshabiller. » J’ai ri et je me suis mise au lit, à ton côté, avec mes vêtements sentant la cigarette. Tu as ri et tu t’es accrochée à mes épaules en me tirant vers toi. Nous sommes restées ainsi, sans rien dire, une minute ou deux à nous habituer à ces nouvelles manières, les personnes sont différentes couchées côte à côte, plus fragiles et vulnérables, choisissez le mot qui vous convienne le mieux. Nous avons allumé des bougies, nous avons mis de la musique, nous avons bu, nous avons fumé  et mangé des raisins – ensuite, le matin, un yaourt et des myrtilles, mais nous ne sommes pas encore arrivées là (…) Toi en face de moi, tout ton corps à découvrir, ta bouche, tes mains sur ma bouche et sur mon cou et sur mes bras, je me retourne et j’ai davantage envie, et tu me retournes et tu restes dans ma nuque et tu parles et tu me soulèves les cheveux et tu descends avec tes doigts par le cou, les épaules, les côtes et tu dis : -« Si jolie. Tu es belle. Ne permets jamais qu’on te dise le contraire. » »