Le livre 2 du romande Haruki Murakami, 1Q84, narre les tribulations d’Aomamé et Tengo de juillet à septembre 1984 (traduit par Hélène Morita, Belfond)
La structure du roman reste celle du livre 1 : l’auteur alterne les chapitres consacrés aux deux héros, Tengo et Aomamé. Tengo, le professeur de mathématiques et romancier en herbe, se trouve de plus en plus inextricablement mêlé à l’histoire de la « chrysalide de l’air », le roman d’une gamine de 17 ans, Fukaéri, qu’il a réécrit. Il bascule dans un nouvel univers, celui de 1Q84, où la lune se dédouble et où des êtres étranges, les « Little People » ont besoin d’humains pour les « percevoir » et les « recevoir ». Aomamé, quant à elle, avait déjà basculé dans ce monde à la fin du livre 1.
Tengo et Aomamé sont prédestinés depuis qu’à l’âge de 10 ans, ils ont eu alors une rencontre fulgurante mais jusque là sans lendemain. Leur chemin l’un vers l’autre passera par un meurtre, par la réconciliation avec un père, par un acte sexuel rituel. A la fin du tome 2, l’un et l’autre savent qu’ils ne reviendront jamais de 1Q84 à 1984 et que se retrouver est leur unique priorité. Les pièces du puzzle ne sont pas encore en place. Il reste un trimestre pour que s’achève 1984… et le troisième livre du roman de Murakami.
Je ne suis habituellement pas un amateur de sciences occultes, et encore moins un adepte de la prédestination. Je lirai pourtant le livre 3 avec avidité. Murakami dit volontiers que 25% de ses romans parlent de chats. Dans le livre 2 de 1Q84, les chats prennent le contrôle d’une ville désertée par les humains, où les trains ne prennent pas de voyageurs. C’est le caractère félin du roman qui me séduit. Comme les chats, les héros appartiennent au monde réel, mais sont aussi d’ailleurs. Comme les chats, ils vivent leur double vie, celle de 19Q4 comme celle de 1984, dans la sensualité. « Le souffle tiède de Fukaéri tombait dans le cou de Tengo à un rythme régulier. Aux lueurs pâles du réveil électrique, et grâce aux clartés intermittentes des éclairs, il pouvait voir ses oreilles. Elles lui apparaissaient telles des grottes secrètes et tendres. Si j’étais amoureux de cette jeune fille, songeait Tengo, je ne me lasserais pas de les embrasser. Tout en lui faisant l’amour, en la pénétrant, j’embrasserais ses oreilles, je les mordillerais, je les lècherais, je soufflerais dessus, j’en respirerais l’odeur. » Et encore : « Fukaéri demeura silencieuse. Son mutisme était comme une poudre fine qui flottait secrètement dans l’air. De la poudre qui viendrait juste d’être dispersée, tel un essaim de papillons de nuit surgissant d’un espace spécial. Tengo contempla durant quelques instants les formes que cette poudre dessinait dans l’air. »
Le roman de Haruki Murakami « 1Q84 » (publié au Japon en 2009, traduit en français par Hélène Morita, Belfond 2011) nous raconte une étrange et captivante histoire, à la frontière du monde sensible et d’un autre monde dans lequel plusieurs échelles temporelles coexistent. « Transhumances » rend ici compte du livre 1, qui couvre la période d’avril à juin. Les livres 2 et 3 ont déjà été publiés en français.
L’histoire se déroule au Japon en 1984. La référence au roman de George Orwell est intentionnelle. Comme Julia et Winston, les héros d’Orwell, Aomamé et Tengo sont confrontés à des entreprises de lavage de cerveau. Comme eux, ils perdent le sens d’un temps linéaire marchant toujours dans le même sens. Dans le roman d’Orwell, le parti réécrit le passé en fonction des nécessités politiques et des alliances du moment. Dans celui de Murakami, Aomamé perd la mémoire d’événements qui se sont déroulés trois ans auparavant, alors qu’elle suit l’actualité avec attention. Elle voit deux lunes au firmament et le temps s’est comme fêlé. Pour nommer ce temps différent, elle le désigne par 1Q84.
Bien que tous deux du même âge, vivant l’un et l’autre à Tokyo, et ayant rompu avec leurs familles, rien ne semble rapprocher Aomamé et Tengo. Elle est professeur d’arts martiaux et exerce une activité cachée : faire passer de vie à trépas des hommes violents au moyen d’un pic à glace affilé, judicieusement planté dans leur cou. Il est professeur de mathématiques et romancier non publié à ses heures perdues. Elle s’offre des hommes pour des séances de sexe débridé, mais attend secrètement l’amour de sa vie, un petit garçon qu’elle a connu sur les bancs de l’école lorsqu’elle avait dix ans. Il est l’amant d’une femme mariée plus âgée que lui, car il a peur de s’engager dans une relation durable et tient avant tout à sa liberté.
Le livre alterne les chapitres consacrés à Aomamé et à Tengo. Progressivement, on voit s’esquisser une convergence. Tengo est chargé par son éditeur de réécrire le livre d’une jeune fille de 17 ans, Fukaéri. L’histoire qu’elle raconte est ténébreuse et captivante, mais il faut changer le style du tout au tout, sans altérer la substance. Fukaéri s’est échappée d’une secte dangereuse. Son roman, la Chrysalide de l’Air, peut donner des clés pour mettre au jour son fonctionnement hautement secret, et probablement criminel. Aomamé se lie à une vieille femme, qui lui présente une petite fille atrocement violée et mutilée. Elle aussi vient d’une secte, dont le gourou a droit de vie et de mort sur les adeptes, adultes et enfants. Il s’agit de liquider ce gourou avant qu’il commette d’autres crimes. A la fin du Livre 1, sans le savoir, Aomamé et Tengo sont sur la piste d’une seule et même secte, dangereuse et impitoyable : Les Précurseurs.
Le roman de Haruki Murakami est passionnant. La présentation de l’auteur par l’éditeur donne une idée de l’étendue de son univers intellectuel, qui nourrit son œuvre littéraire : « Né à Tokyo en 1949 et élevé à Kobe, Haruki Murakami a étudié la tragédie grecque à l’université, puis a dirigé un club de jazz, avant d’enseigner dans diverses universités aux Etats-Unis. En 1995, suite au tremblement de terre de Kobe et à l’attentat du métro de Tokyo, il décide de rentrer au Japon ». L’écrivain a aussi vécu en Italie et en Grèce. Et il adore les chats.
Haruki Murakami, portrait extrait de sa page Facebook
Salman Rushdie était récemment l’invité de La Grande Librairie, l’émission de France 5 animée par François Busnel. Il présentait son autobiographie, « Joseph Anton ». Il y a quelques années, j’avais écrit une note de lecture de Shalimar le Clown, une œuvre majeure de l’écrivain (Feux Croisés, Plon, 2005).
Max Ophuls, Ambassadeur des Etats-Unis chargé de mission antiterroriste, meurt égorgé lorsqu’il se rend à Los Angeles chez sa fille India. Le crime pourrait être politique : l’assassin se présente comme Shalimar le Clown. C’est un musulman du Cachemire, passé dans la résistance à l’armée indienne, puis dans les réseaux islamistes radicaux, des maquis d’Algérie à l’île philippine d’Isabela. En réalité, Shalimar le Clown a un compte à régler avec l’Ambassadeur : sa femme Boonyi l’a en effet quitté pour échapper à sa vie provinciale et est devenue la maîtresse de l’homme de pouvoir. Aveuglé par la haine, il a juré de tuer l’un et l’autre.
Le drame de Shalimar le Clown est parallèle à celui de son pays. Il naît à Pachigam, le village des comédiens itinérants. « La maison familiale était située près d’une petite rivière loquace, le Muskadoon, dont le nom signifiait rafraîchissante et dont l’eau était agréable à boire mais glaciale pour celui ou celle qui s’y baignait parce qu’elle dévalait des hautes neiges éternelles où les divinités hindoues, torse et seins nus, jouaient tous les jours aux jeux de l’éclair et du tonnerre. » Hindous et musulmans y vivaient en bonne intelligence. Le village était réputé pour la qualité de ses spectacles traditionnels et pour savoir cuisiner le banquet des Trente Six Plats Minimum. Shalimar était clown funambule. « Ne considère pas la corde comme une ligne rassurante courant dans l’espace, lui dit son père. Considère-la comme une ligne d’air ramassée. Ou considère l’air comme quelque chose qui se prépare à devenir corde. La corde et l’air sont une unique et même chose. Quand tu sauras cela, tu seras prêt à voler. La corde se dissoudra et tu marcheras dans l’air en sachant que ce dernier te porte et t’emmènera partout où tu veux aller. »
Fanatisme
Le fanatisme se déchaîne sur la vallée du Cachemire. Face à l’armée indienne qui pratique une politique de terreur, un mouvement de résistance nationale se forme, auquel se joint Shalimar. La vie est dure pour les combattants : « comment l’avenir pourrait-il commencer quand le présent étouffait tous et tout ? Ils redoutaient la trahison, la capture, la torture, leur propre lâcheté (…). Ils redoutaient par-dessus tout l’hiver (…). Quand il n’y avait plus rien d’autre à faire que d’attendre de se faire arrêter, frissonner dans des mansardes sans amour et rêver de l’inaccessible : les femmes, le pouvoir et la richesse ».
La résistance se scinde, et Shalimar rejoint le « mollah d’acier » allié au Pakistan. « Le mollah d’acier dit qu’on ne peut répondre à la question de la religion qu’en étudiant la condition du monde. Quand le monde est en pleine confusion, Dieu n’envoie pas une religion d’amour. Dans de tels moments, il envoie une religion martiale, il exige que nous chantions des hymnes guerriers et écrasions l’infidèle. (…) Dans le monde de la vérité, il n’y a pas de place pour la faiblesse, la tergiversation ou les demi-mesures ». Shalimar devient « une personne de valeur et d’importance, comme le sont les assassins. Il avait cinq passeports différents, parlait correctement l’arabe, le français de base et un mauvais anglais, et s’était ouvert des voies, des voies dans le monde réel, le monde invisible, qui le conduiraient où il voudrait aller quand viendrait l’heure de l’Ambassadeur. Il repensa à son père qui lui apprenait à marcher sur un fil, et s’aperçut qu’emprunter les chemins secrets du monde invisible était exactement la même chose. Une fois que vous aviez appris à les utiliser, vous aviez l’impression de voler, comme si le monde illusoire où la plupart des gens vivaient disparaissait et que vous voliez dans les cieux sans même avoir besoin de monter dans un avion. »
Résistance
L’histoire de Max Ophuls est, elle aussi, liée à une résistance. Juif alsacien, il rejoint l’armée de l’ombre, gagnant aux commandes d’un prototype d’avion Bugatti le surnom de Juif Volant, puis, infiltré dans le lit de la secrétaire d’un officier allemand, est protagoniste de l’opération « Mordre la Panthère ». Il passe au service des Etats-Unis et est l’architecte des accords monétaires de Bretton Woods : « l’avenir naissait, et on lui demandait d’en être l’accoucheur ». Il a rencontré sa femme, Peggy, dite « la Ratte grise », dans les milieux de la Résistance. Celle-ci s’avère être une piètre amante : « le cœur n’y était pas ; elle avait été façonnée par la résistance et ignorait les joies de l’abandon ». Max multiplie les conquêtes féminines. Il devient Ambassadeur en Inde à un moment délicat des relations américano-indiennes. En assistant au spectacle des comédiens itinérants de Pachigam, il est subjugué par la beauté de Boonyi, la danseuse étoile. Celle-ci rêve de gloire. « J’ai juré de saisir ma chance quand elle se présenterait, dit-elle, et la voilà, qui me dévisage et bat des mains comme un idiot », pense-t-elle. L’existence dorée de Boonyi à New Delhi, organisée par Max, tourne au cauchemar. Dépendante des médicaments et de la nourriture, elle devient obèse. Au moment où elle va être abandonnée par Max, elle lui annonce qu’elle est enceinte.
Peggy va s’approprier la petite fille, nommée India Ophuls, et renvoyer Boonyi à Pachigam où les habitants l’ont déclaré morte. Boonyi vivra une vie de marginale dans une cabane loin du village, attendant que Shalimar vienne l’assassiner. « Son corps racontait l’histoire de sa vie. L’obésité de son époque de folie était finie mais avait laissé ses plaies, les veines rompues, la peau trop lâche. Elle voulait qu’il voie son histoire, qu’il lise le livre de sa nudité avant de faire ce qu’il était venu faire (…). Ses années d’exil étaient inscrites sur son corps et il fallait qu’il sache son histoire. Elle voulait qu’il sache qu’à la fin de l’histoire de son corps, elle l’aimait encore, ou de nouveau, et depuis toujours. Elle ne portait aucun vêtement, surveillait la cuisson de son repas sur le feu doux et attendait. »
Enfer
India vit une enfance malheureuse et une adolescence révoltée auprès de la Ratte Grise en Angleterre. Elle est sauvée par Max, qui l’appelle auprès de lui en Californie. Max disait aimer en Los Angeles ce qui est souvent considéré comme des défauts. « Il prétendait admirer le fait que la ville n’ait pas de centre névralgique. L’idée d’un centre était selon lui démodée, oligarchique, c’était un anachronisme arrogant : croire en une telle chose, c’était consigner l’essentiel de la vie à la périphérie, marginaliser et, de ce fait, dévaluer. L’étendue hétérogène et décentrée de ce gigantesque « blog » invertébré, cette méduse de béton et de lumière, faisait d’elle la vraie ville démocratique du futur ».
India part au Cachemire sur les traces de sa mère et devient Kashmira Ophuls. Comme Boonyi, elle attend Shalimar le Clown pour un ultime face à face.
« Au Cachemire, disait Max, c’est le paradis lui-même qui disparaît ; le ciel sur terre est en train d’être transformé en enfer vivant. » La guérilla islamiste fait des raids pour terroriser la population, obliger les femmes à se voiler, contraindre la tente – cinéma à n’admettre que des fidèles musulmans. De son côté, l’armée indienne, basée près de Pachigam dans le camp surmommé « Elasticnagar » pour sa propension à s’étendre, pratique une répression systématique et importe des Balkans le concept de « nettoyage ethnique ».
Qui brûla ce village ?
« Il y avait six cent mille soldats indiens au Cachemire, mais ils n’empêchèrent pas le meurtre des pandits, on se demande pourquoi (…). Quand le Gouvernement construisit enfin des campements, cela ne permit qu’à six mille familles de rester dans l’Etat, le reste étant dispersé dans tout le pays où elles resteraient invisibles et impuissantes, on se demande pourquoi (…). Il y avait un cabinet pour trois cents personnes dans de nombreux camps on se demande pourquoi et les dispensaires médicaux manquaient de produits de première nécessité on se demande pourquoi et des milliers de personnes déplacées moururent à cause d’une alimentation et d’un abri inadéquats on se demande pourquoi (…) et les pandits du Cachemire restèrent à pourrir dans leurs campements – taudis pendant que l’armée se battaient pour la vallée ensanglantée et brisée, à rêver du retour, à mourir en rêvant du retour, à mourir après que le rêve de retour fut mort et ils ne purent même pas rêver de retour, on se demande pourquoi on se demande pourquoi on se demande pourquoi on se demande pourquoi on se demande pourquoi ».
« Qui alluma cet incendie ? Qui brûla ce village ? Qui abattit ces deux frères qui avaient ri toute leur vie ? Qui tua le sarpanch ? Qui brisa ses mains ? Qui brisa ses bras ? Qui brisa son vieux cou ? ». Là où se trouvait autrefois Pachigam près de l’insouciante Muskadoon, là où ses petites rues allaient de la maison du pandit à celle du sarpanch, là où Adbullah grandit et où Boonyi dansait et où Shivshankar chantait et où Shalimar le Clown avançait sur son fil suspendu comme s’il marchait sur l’air, il ne reste plus rien d’une habitation humaine ».
Faussaires
Noman n’aime pas son nom et se fait appeler Shalimar. Max est devenu Sébastien Brant dans la clandestinité. Bhoomi, dont le nom signifie « la terre » dit : « mon nom est boue, boue et terre et pierre, je n’en veux pas. » Elle préfère Boonyi, terme local pour désigner l’arbre céleste du Cachemire, le chinar. Le pandit de Pandigam et le colonel d’ »Elasticnagar » souhaitent changer de patronyme, mais se résignent à accepter leur destin patronymique. India devient Kashmira.
Max a été un faussaire génial pendant la résistance, mettant son métier d’imprimeur au service de combattants en quête de faux papiers. Boonyi elle-même se définit comme une faussaire : « je serai la contrefaçon parfaite d’une femme aimante et tu recevras de moi le simulacre parfait de l’amour », pense-t-elle en pensant à Max.
Entre la vérité fanatique et terrorisante du mollah d’acier suivi par Shalimar dans la poursuite d’une vengeance implacable et les accommodements du mensonge, la voie est étroite.
Le roman « American Tabloid » de James Ellroy (édité par Alfred A. Knopf en 1995) propose, au fil de ses 600 pages, une passionnante plongée dans les coulisses de la présidence de John Fitzgerald Kennedy, de la préparation de sa candidature en 1958 à son assassinat à Dallas le 22 novembre 1963.
Plutôt que de coulisses, c’est d’écuries qu’on pourrait parler. John est un homme séduisant et ambitieux, qui travaille son personnage mais souffre de dépendance, aux femmes et aux médicaments. Son frère Robert est son conseiller le plus proche, celui par lequel passent toutes les décisions ; il est aussi un catholique à la moralité intransigeante, qu’il s’agisse de l’intégration raciale ou de la lutte contre la mafia. Le troisième homme, ou le premier, est leur père Joe. On découvre dans le livre que celui-ci a administré un fonds clandestin d’au moins 100 millions de dollars, alimenté par les retraites des camionneurs, et que ce fonds servait à financer des activités mafieuses. A la fin du livre, l’un des personnages principaux du livre, l’ancien agent du FBI Ward Littell révèle à Robert l’origine criminelle de la fortune de son père ; ce faisant, il lui donne des clés pour comprendre, quelques jours plus tard, les raisons de l’assassinat de John et dissuade d’avance toute enquête sérieuse sur les circonstances du meurtre.
Ellroy mêle dans son roman des personnages réels, tels que le chef mafieux Jimmy Hoffa, le millionnaire Howard Hughes, le patron de la CIA Edgar Hoover, le propriétaire de boîte de nuit et futur assassin de Lee Harvey Oswald Jack Ruby ; et des personnages de fiction, principalement Ward Littell, Kemper Boyd et Pete Bondurant. Tous trois travaillent au moins par périodes pour le FBI ou la CIA. Canadien du Québec, Pete est un géant doué d’une force peu commune, qu’il utilise volontiers pour de l’extorsion ou de l’intimidation. Kemper est un proche des Kennedy, qu’il admire comme des modèles de réussite sociale ; il rêve de devenir riche, à n’importe quel prix. Ward hait le milieu ; en prenant des risques personnels insensés, il subtilise à la mafia les livres de comptes du fonds de pension, mais Robert Kennedy ne prend pas au sérieux ses allégations ; exclu par Hoover des services secrets, déçu par les Kennedy, il change de camp et se met au service de la mafia.
La prise de pouvoir de Fidel Castro à Cuba en janvier 1959 et l’arrivée d’une masse de réfugiés, dont certains issus de la pègre, fournissent à Kemper et Pete une occasion en or pour exercer du pouvoir et de se faire de l’argent. Privée de ses casinos dans l’île, la mafia veut se débarrasser du Barbu. Un trafic de drogue complète avantageusement les subventions officielles pour mettre en place une milice, basée en Floride et en Amérique centrale, qui envahira l’île. Intoxiqués par les stupéfiants comme par une rhétorique de haine, les envahisseurs échouent lamentablement à la Baie des Cochons. Ils rendent le président Kennedy responsables de l’échec. Un mur d’hostilité, alimenté par le fiasco cubain et la politique antimafia de Robert Kennedy, se dresse peu à peu. On comprendra qu’Ellroy ne croie pas une minute à la légende du tireur isolé de Dallas. Non seulement l’attentat de Dallas fut le fruit d’un complot sophistiqué, mais la mafia avait suscité deux projets concurrents, l’un à Miami, l’autre à Dallas. Edgar Hoover en était parfaitement informé et ne fit rien pour empêcher leur mise en œuvre : la réélection de Kennedy aurait sans nul doute entraîné son éviction.
Boyd est le théoricien de la coexistence entre mafia et services secrets. Le centre d’entrainement de la milice cubaine était en partie financé par le trafic de stupéfiants. Voici comment Ellroy décrit la réaction du boss mafieux Sergio Trafficante : « il comprenait les concepts abstraits. Autofinancé, autonome, compartimenté l’amusaient. Achats pharmaceutiques alignés sur l’agence (la CIA) le faisaient rire à gorge déployée. »
Le récit historique – ou para-historique – est captivant. Mais James Ellroy réussit aussi une description fascinante de l’évolution de ses personnages. Stratège, cynique, sûr de lui, Boyd perd peu à peu la main. Il ne comprend pas que la mafia a finalement décidé de miser sur Castro, qui est solidement installé au pouvoir et lui livre de la drogue. Il s’entête dans le projet d’assassiner le leader cubain et se retrouve isolé, affaibli et malade, et finalement assassiné. A l’inverse, Littell s’obstine d’abord à fournir à Robert Kennedy le dossier du fonds de pension ; mais déçu, il change d’alliance et, de disciple de Boyd, devient son patron, le surclassant en intelligence stratégique et en sens tactique. Pete, la brute épaisse qui a tué trois cents hommes et n’hésite pas à torturer, tombe fou amoureux de Barb, et craint de ne pas vivre assez longtemps pour partager sa vie. « Elle dit. Ta peur m’atteint. Il dit, je vais essayer de la réduire. Elle dit, Ne le fais pas – ça te rend moins effrayant. Il dit qu’il a fait quelque chose de très stupide. Elle dit – Tu as voulu te faire éjecter de la Vie. Il ne sut quoi répondre ».
Tout le style d’Ellroy est là, des phrases courtes, elliptiques, percutantes. Le livre colle au plus près au langage des personnages, de l’argot misérable des « spics » (terme péjoratif pour désigner les immigrants latino-américains) au style administratif des rapports de police. Près de 20 ans après la publication du livre, aucun film n’en a été tiré. Cela n’a rien d’étonnant. L’ouvrage est si foisonnant en épisodes et en personnages qu’il dépasse le format cinématographique.