La Vie Vivante

L’essai de Jean-Claude Guillebaud, « La vie vivante, contre les nouveaux pudibonds » (Les Arènes, 2011) propose une intéressante réflexion sur des mouvements de pensée actuels qui tendent à rêver d’un paradis immatériel affranchi des limites du corps humain.

 En introduction à l’un des chapitres du livre, Guillebaud cite Georges Bernanos : « Le malheur et l’opprobre du monde moderne, qui s’affirme si drôlement matérialiste, c’est qu’il désincarne tout, qu’il recommence à rebours le mystère de l’incarnation » (Nous autres Français, 1939). Trois quarts de siècles plus tard, cete analyse semble plus pertinente que jamais.

 Jean-Claude Guillebaud évoque l’apparition, en moins d’une génération, d’un sixième continent, celui de l’immatériel. L’informatique et Internet nous ouvrent un monde nouveau dont les vertus son la profusion, la liberté, la mobilité et la gratuité. Mais ce nouveau continent s’avère aussi excessivement pauvre, parce qu’il tend à ramener l’homme à une dimension numérique : seul ce qui se mesure a le droit d’exister. « La vie vivante » tend à être peu à peu vidée de son sens. La vie vivante, c’est celle que mènent les êtres humains lorsqu’ils entrent en interaction les uns avec les autres sans qu’entrent en ligne de compte une quantification de la valeur de leurs relations.

 La vie vivante a partie liée avec le corps humain, « ses odeurs, ses sueurs, ses écoulements, ses plaisirs ou ses imperfections, tout ce qu’Arthur Rimbaud dans le Bateau Ivre appelait « les rousseurs amères de l’amour ». Guillebaud critique la pudibonderie de courants de pensée actuels qui prétendent s’affranchir du corps. C’est le cas des « Gender Studies », qui, partant de la dénonciation de la domination masculine, en sont venues dans leur expression la plus radicale, à nier les différences entre les sexes et préconiser e remplacement de la grossesse par la gestation dans des utérus artificiels.

 C’est surtout le cas des « technoprophètes » partisans d’un « transhumanisme ». Les promoteurs du manifeste Cyborg (mot composé de cybernétique et d’organisme), par exemple, sont convaincus qu’une hybridation de l’homme et de la machine, permettra aux humains de s’affranchir des pesanteurs de leur espèce et d’en défier les limites. A l’extrême, c’est ni plus ni moins que l’immortalité qui est recherchée. Guillebaud propose un intéressant parallèle avec la Gnose des premiers siècles du Christianisme : comme les gnostiques, les technoprophètes ont le corps en horreur et rêvent d’un monde idéal et angélique seulement accessible aux initiés.

 L’essai de Jean-Claude Guillebaud se présente comme le premier consacré aux nouvelles dominations, après plusieurs livres consacrés aux désarrois contemporains face au grand « dérangement » qui s’opère sous nos yeux. Il conteste l’idée que la marche vers un univers de plus en plus numérique, quantifié et marchand, asservissant tout et tous sur son passage, soit une fatalité inexorable. Il prône une « résistance de l’intérieur ».

 La faiblesse de son essai est un certain manque de fil directeur. Il s’agit visiblement de recherches partielles mises bout à bout à l’occasion d’articles publiés dans des journaux et magazines. Mais l’ouvrage constitue pour moi une mine d’informations sur des courants de pensée que je méconnaissais. Il propose aussi des réflexions stimulantes à un moment où « la pensée de haute mer » fait cruellement défaut.

 

En quittant la Gare d’Atocha

Le premier roman de Ben Lerner, poète de 33 ans natif du Kansas, a reçu un accueil favorable de la critique. « Leaving the Atocha Station «  (En quittant la Gare d’Atocha, Ganta Books 2012, initialement publié en 2011 par Coffee House Press, Minneapolis) nous raconte le séjour à Madrid d’un jeune poète américain en 2003 – 2004.

 Le héro, ou plutôt l’anti-héro du livre, Adam Gordon, est le double de Ben Lerner. Le livre n’est pas autobiographique, mais l’auteur et le personnage principal se ressemblent fortement : comme Adam, Ben est né dans le Kansas de parents psychologues, écrit de la poésie, obtient une bourse pour la réalisation d’un projet à Madrid, est témoin des événements qui, dans le sillage des attentats contre des trains de banlieue sur la ligne d’Alcala de Henares à la Gare d’Atocha entraînent la défaite électorale du Parti Populaire et l’accession au pouvoir de Zapatero.

 J’ai lu le livre avec d’autant plus d’intérêt que j’étais moi-même à Madrid en cette période et que l’évocation des lieux, des événements et du climat de cette époque qui semble déjà lointaine me touche personnellement. Mais ma vie en Espagne m’a fait fréquenter des milieux bien différents de celui des artistes dans lesquels Adam évolue. Pris de violentes crises de doute sur la réalité de son expérience artistique, parfois convaincu qu’il n’est qu’un fraudeur singeant le talent, Adam pense parfois faire des études de droit, arrêter de boire et de fumer et mener une vie bien rangée. Celle en somme que je vivais, au même moment et dans la même ville que lui, mais dans un autre monde.

 En proie à une angoisse chronique, Adam tente d’équilibrer sa vie par le recours à l’alcool, au haschisch et aux pastilles de tranquillisants. Il est passé maître dans l’art de mentir. Il raconte que sa mère vient de mourir, puis se ravise et la déclare gravement malade. Il affirme que son père est un fasciste qui ne connait que la violence ; ce faisant il pense à son père « tentant patiemment de faire bouger une araignée du tapis à un bout de papier de manière à l’accompagner en toute sécurité de la maison à la cour ». Il est devenu expert dans la composition de mimiques expressives : ayant assisté à la récitation de poèmes qu’il juge affligeants, il félicite son auteur avec un léger sourire destiné à communiquer que le compliment n’était que courtoisie et qu’en fait il « croyait que son écrit constituait un nouveau point bas dans son langage, le sien comme n’importe lequel ».

 La barrière de la langue est une utile protection. Elle lui permet de se retrancher à volonté dans le personnage de l’étranger qui ne comprend pas ; elle donne aux phrases qu’il prononce maladroitement le parfum de la profondeur littéraire. La langue, anglaise ou espagnole, est un facteur clé dans la relation qu’il développe avec Teresa, une jeune femme qui se passionne pour sa poésie et entreprend de la traduire. Dans la dernière scène du livre, on assiste à une lecture publique des poèmes d’Adam. Teresa lit le texte original en anglais, Adam lit la traduction. A travers ce retournement, par la médiation de la traduction entre deux cultures, il est possible qu’Adam ait enfin trouvé le chemin de la réconciliation avec lui-même.

 Le livre de Ben Lerner est constamment drôle. Voici un passage qui me semble illustratif de son style. « Chaque fois que j’étais avec Teresa, chaque fois que nous parlions, j’avais l’impression que nos visages étaient engagés dans une conversation plus substantielle et sophistiquée que nos voix. Son visage était formidable ; il semblait parfois très jeune et d’autres fois très vieux ; quand elle ouvrait grands les yeux, elle ressemblait à un enfant, et quand elle fixait quelque chose intensément, les petites rides qui les bordaient la faisaient paraître terre à terre, sage. Parce qu’elle pouvait instantanément sembler plus jeune ou plus vieille, plus innocente ou plus expérimentée qu’elle n’était, elle pouvait affronter quelque discours que ce soit qui lui fût adressé. Si on l’accusait, par exemple, de trop interpréter une scène d’un film, elle élargissait ses yeux avec une innocence à vous faire sentir coupable de vous projeter ; si vous l’accusiez de naïveté, son regard exprimait une telle somme d’expérience que l’accusation se retournait immédiatement contre vous. Ses yeux détournaient, réfléchissaient ou ironisaient, et ensuite son sourire, qui était grand, restaurait immédiatement une table rase, pardonnant gentiment tout reproche contre elle. »

Atocha, 11 mars 2004

Equador

Après Livro de José Luís Peixoto et pour rester dans la veine littéraire portugaise, voici ma note de lecture de Equador (Equateur) de roman de Miguel Sousa Tavares (Oficina do Livro, 2003).

 Lisbonne, décembre 1905. Luís Bernardo Valença, 37 ans, célibataire, mène une vie dilettante entre la Compagnie Insulaire de Navigation héritée de son père mais qui ne l’occupe pas vraiment, ses conquêtes féminines éphémères et les dîners en ville, dont l’indispensable dîner hebdomadaire du club de l’Hôtel Central, exclusivement masculin.

 Dans un quotidien, il a écrit un article où il préconise une redéfinition de la politique coloniale du Portugal. Les droits des pays colonisateurs furent dans une première phase fondés sur la découverte de territoires nouveaux. Dans une conjoncture d’exaspération de la concurrence entre Etats et entre entreprises, ces droits ne peuvent désormais dériver que d’une mission civilisatrice, dont la pierre de touche est l’abolition de fait, et non seulement de droit, de l’esclavage. C’est précisément cet article qui a attiré l’attention du roi Don Carlos, et l’a amené à convoquer Luís. Le roi le prend au mot et le presse d’accepter la responsabilité de Gouverneur des Iles de São Tome (dans l’Atlantique au large du Gabon) et de Principe. L’Empire Britannique va y envoyer un Consul pour vérifier sur place que la main d’œuvre angolaise utilisée dans les plantations de cacao est libre et informée de ses droits, notamment de son droit au retour.

 A contrecœur, par devoir et aussi pour fuir Matilde, une femme mariée avec qui il vient de vivre une relation passionnée mais sans avenir, il accepte le défi. Sur place, il se heurte á l’hostilité croissante des planteurs et d’une partie de sa propre administration, bien résolus à ce que rien ne change, retranchés derrière la fiction d’une main d’œuvre travaillant de son plein gré, bénéficiant de conditions de logement, de nourriture et de santé meilleures que dans les colonies anglaises, décidée à rester à São Tome plutôt que de retourner à la vie sauvage en Angola. Le Gouverneur ne se contente pas de prêcher dans son Palais. Il s’invite au Tribunal et prend la défense de deux noirs accusés d’avoir fui leur plantation : pourquoi ont-ils fui des conditions « idylliques » ? demande-t-il. Au lieu de réprimer dans le sang une révolte à Principe, il négocie avec les mutins et obtient pacifiquement leur reddition. Sa solitude se fait de plus en plus pesante et angoissante.

 Le Consul que la Couronne Britannique envoie à São Tome est David Jameson, un fonctionnaire brillant, passionné par l’Inde, polyglotte, qui a été à moins de trente ans Gouverneur du nouvel Etat d’Assam et du Bengale du Nord-Ouest, qui comptait plus de trente millions d’habitants de plusieurs ethnies et religions. David avait pleinement réussi sa mission de faire fonctionner de manière harmonieuse cette potentielle pétaudière. Mais il tombe par sa passion du jeu et est envoyé en punition à un poste que personne ne veut occuper. D’emblée, Luís et David deviennent amis.

 Ann, la femme de David, l’a accompagné dans sa disgrâce. « Sa beauté était douce comme un matin du Hertfordshire, lumineuse comme un crépuscule dans le Rajasthan. Elle avait un sourire et des traits d’adolescente, un corps de femelle fertile prête à être cueillie, des yeux verts humides de femme sans époque et sans mode ». Ann considère que sa promesse de ne pas abandonner David dans son exil lui donne le droit de se comporter en femme libre. La beauté de cette jeune femme intelligence, son élégance et son magnétisme dans les réceptions mondaines de la colonie, ensorcellent Luís Bernardo qui en tombe fou amoureux.  Il est dans un étau : les planteurs prétendent qu’à cause de cet amour adultérin, il a pris fait et cause pour l’ennemi anglais. Rien n’a bougé dans les esprits : au terme des contrats quinquennaux de travail, seules quelques dizaines d’ouvriers sont rapatriés dans leur pays d’origine. La mission du Gouverneur est un échec. Il pense s’enfuir avec Ann, mais celle-ci se dérobe.

 Le 1er février 1908, le roi Carlos et le Prince héritier Luís Felipe, qui avait visité São Tome dans l’allégresse quelques semaines auparavant, sont assassinés. La République est proclamée quelques semaines plus tard.

 Transhumances avait rendu compte le 19 décembre de Rio das Flores, autre roman de Miguel Sousa Tavares.

Livro

Livro (livre) est un roman du jeune écrivain portugais José Luís Peixoto publié par Quetzal en 2010, dont le cadre est l’émigration portugaise en France.

 Peixoto rappelle qu’entre 1960 et 1974, près d’un million et demi de Portugais émigrèrent pour la France.

 Né de père inconnu dans un village reculé du Portugal, Ilídiu est abandonné par sa mère à l’âge de six ans et recueilli par Josué, un maçon ami de celle-ci. Lorsque devenu jeune adulte il est confronté par la soudaine disparition pour la France d’Adelaide, l’amour de sa vie, il tente l’aventure pour tenter de la retrouver. Adelaide vivait au village sous la coupe de la vieille Lubélia. Celle-ci a sombré dans la folie lorsque, toute jeune, sa famille s’est opposée à sa relation avec l’homme qu’elle aimait et qu’elle a perdu l’enfant qu’elle attendait de lui. Lubélia ne supporte pas que d’autres puissent être heureux. C’est elle qui a organisé la déportation d’Adelaide en France ; c’est elle qui, profitant de son statut de buraliste, interceptera les lettres d’amour désespérées d’Ilídiu.

 En 1964 donc, Ilídiu part pour la France, accompagné par son ami Cosme, un étudiant qui fuit la conscription. Sans presque aucun argent en poche, menacés par les contrôles policiers et rackettés par des aigrefins, leur voyage tourne à la tribulation. Ilídiu ne réussira pas à nouer le contact avec Adelaide. Celle-ci finit par épouser un révolutionnaire aigri et égoïste, Constantino.

 A partir de la révolution de 1974, les Portugais reviennent au pays, dans un premier temps pour des vacances. La rencontre d’Ilídiu et d’Adelaide est fugace et féconde. Adelaide met au monde un garçon qu’elle prénomme Livro (Livre), un nom qui n’est ni français ni portugais mais qui parle de son histoire personnelle. Lorsqu’il lui avait déclaré son amour, dix ans plus tôt, Ilídiu lui avait laissé en cadeau le livre que sa mère avait laissé entre ses mains le jour de son abandon.

 En 2008, la mère et le fils s’installent définitivement au village, après avoir laissé dans une maison de retraite Constantino devenu sénile. Lubélia, Josué et Galopim, l’ami d’enfance, sont morts. Adelaide et Ilídiu se trouvent face à face. La flamme de leur amour a-t-elle résisté à 44 ans de séparation ?

 J’ai eu plaisir à lire ce livre écrit dans la magnifique langue portugaise dans un style très personnel qui donne une grande profondeur humaine aux personnages. Ceux-ci souffrent, aiment, sont déchirés, perdent espoir et le retrouvent. Ils vivent dans un Portugal arriéré et dans une France qui connait ses Trente Glorieuses et doivent s’inventer une identité intégrant les deux cultures. Ils parlent à la maison la langue de Camoes mais écoutent les disques d’Adamo et de Johnny.

 « A mãe posou ou livro nas maõs do filho ». La mère d’Ilídiu posa le livre dans les mains de son fils en 1948, au moment de l’abandonner entre les mains de Josué. Soixante ans plus tard, c’est à Adelaide de faire ce geste à l’égard de son fils. L’histoire se répète et est souvent un tragique  « voyage au bout de la nuit », selon l’ouvrage préféré de Livro. Pourtant, cette histoire reste toujours à écrire, le livre reste ouvert.

 Né en 1974, José Luís Peixoto est licencié en langues et littératures modernes, anglaise et allemande, mais « Livro » démontre aussi une profonde connaissance de la culture française. Il a publié sept romans et trois recueils de poèmes.