La Fiesta del Chivo

La Fiesta del Chivo – la fête au bouc – est l’un des meilleurs romans de Mario Vargas Llosa (Punto de lectura, 2000). Il constitue une passionnante plongée dans un moment critique de l’histoire de Saint Domingue, l’assassinat du dictateur Rafael Trujillo le 30 mai 1961. Il opère aussi la dissection chirurgicale sans anesthésie des ressorts du pouvoir à un moment de crise, mais ce faisant, il sublime l’ici et maintenant pour atteindre à l’universalité.

 La Fiesta del Chivo nous fait entrer dans l’intimité du dictateur Rafael Trujillo. Il régna sans partage de 1930 – contemporain donc d’Hitler et Mussolini – jusque 1961 – contemporain de Franco – sur trois millions de dominicains. On le nommait le Bienfaiteur. La ville de Saint Domingue avait été rebaptisée de son nom : Ciudad Trujillo. Sa famille s’était appropriée une part considérable des la richesse nationale. La sécurité militaire inspirait la terreur : un dominicain sur cent disparaîtra ou perdra la vie pendant les trois décennies de la dictature.

 Trujillo choisit ses collaborateurs et les met à l’épreuve. A l’un d’entre eux, il demande de lui vendre l’exploitation agricole qu’il possède à un prix dérisoire ; à un autre, de rompre avec sa fiancée et d’assassiner son frère, suspecté d’hostilité au régime.

 Le dictateur impose à ses collaborateurs une insécurité permanente, il les humilie, les dresse les uns contre les autres dans une compétition sans merci. Gare à celui qui ne sera pas invité à la promenade quotidienne du Chef sur le front de mer. Il est peut-être en train de tomber en disgrâce. Il est menacé de voir ses biens confisqués, sa famille persécutée, lui-même peut-être condamné à mort.

 Depuis quelques mois, en 1961, les choses commencent à se gâter pour le régime. Les Etats-Unis craignent que les abus commis créent les conditions d’une révolution à la Castriste. L’Eglise, jusque là son plus fidèle soutien, s’alarme de la violation des droits humains. Des sanctions sont adoptées par les états américains ; ils commencent à affaiblir sérieusement l’économie du pays.

 Le dictateur lui-même vieillit. Il a 70 ans. Ses épisodes d’incontinence heurtent sa manie obsessionnelle pour la propreté et l’humilient. Lorsque le Sénateur Cabral lui livre sa fille de 14 ans, Urania, en espérant ainsi revenir en grâce, Trujillo se découvre impuissant face à la jeune fille.

 Un groupe de conjurés ourdissent un complot afin d’en finir avec le dictateur. Il réussit : Trujillo est abattu dans une embuscade sur la route qui conduit de la capitale à sa maison de campagne. Mais il échoue aussi : dans la nuit de l’assassinat, le chef d’Etat Major de l’armée,  l’un des conjurés, fait exactement le contraire de ce qu’il sait devoir faire. Il ne s’impose pas comme l’homme fort de la situation, instille le doute, semble ballotté par les événements. Il le paiera de mois de tortures indicibles, jusqu’à en mourir.

 La nuit du meurtre, un homme montre au contraire sa totale maîtrise de soi : le président de la République, Joaquin Balaguer. Jusque là un personnage insignifiant, occupant une présidence purement décorative, Balaguer sait ce qu’il faut faire : soustraire des griffes militaires un prélat menacé de mort, donner des gages au consul des Etats-Unis, se poser comme le dépositaire légitime du pouvoir. Dans les mois qui suivront la mort de Trujillo, il écartera un à un les membres du clan, se réconciliera avec l’Eglise et les Etats-Unis et engagera une transition à la démocratie. Il obtiendra sept mandats de président de la République dominicaine et gouvernera pendant 24 ans au total jusqu’en 1996.

 Après avoir été violée par Trujillo, Urania se réfugie auprès des religieuses qui gèrent son collège. Elles réussissent à la faire partir pour les Etats-Unis. Pour oublier le traumatisme, Urania se concentre sur ses études, intègre Harvard, devient fonctionnaire de la Banque Mondiale. Mis elle est restée une infirme du cœur, incapable d’aimer un homme et résolue à faire payer à son père au prix fort sa trahison.

 La Fiesta del Chivo est une livre dur, parfois jusqu’à l’insoutenable dans sa description de l’abjection et de la souffrance humaines. C’est aussi le récit poignant d’une libération due au courage insensé d’hommes prêts à sacrifier leur vie pour suivre un chemin que nul n’aurait pu prévoir.

Au Sud de Grenade

A quelques semaines de quitter la Grande Bretagne, j’ai eu envie de relire le récit qu’un Britannique, Gerald Brenan, faisait de son séjour de plusieurs années dans mon précédent pays d’adoption, l’Espagne.

 Né en 1894, Gerald Brenan n’était pas un personnage banal. Fils de militaire, né à Malte et grandi en Afrique du Sud et en Inde, il préféra marcher à travers l’Europe plutôt que d’entrer à l’Université. Il fut mobilisé et envoyé sur les fronts de la première guerre mondiale. C’est là qu’il rencontra Ralph Partridge qui lui fit rencontrer le groupe de Bloomsbury, bien connu désormais des fidèles lecteurs de « transhumances ».

 En 1919, il se mit à la recherche d’un lieu tranquille et bon marché où il pourrait dévorer les livres que son refus de l’université et la vie des tranchées ne lui avaient pas permis de lire, et où il pourrait, à son tour, devenir écrivain. Il finit par louer une maison à Yegen, dans l’Alpujarra, sur le flanc sud de la Sierra Nevada, en Andalousie. Il y vécut six ou sept ans entre 1920 et 1934, avec de fréquents séjours de plusieurs mois en Grande Bretagne. Il s’établit ensuite avec sa femme dans la région de Malaga, où il décéda en 1987.

 « South to Granada », Au Sud de Grenade, fut écrit en 1957, plus de vingt ans après qu’il eût définitivement quitté Yegen, et après le séisme sociologique de la Guerre Civile. C’est un livre étonnant dans lequel l’auteur raconte ses rencontres, les anecdotes auxquelles il fut mêlé ou que l’on lui avait rapportées, ses observations sur la vie économique, les croyances et les coutumes du peuple dont il a partagé la vie. C’est aussi un livre de botanique, d’archéologie et d’ethnologie. Ce qui fait le lien, c’est l’incroyable curiosité de Brenan, l’énergie qui le poussait à parcourir à pied des dizaines de kilomètres sur des chemins de montagne pour visiter un site, son appétit pour rencontrer les personnes, en commençant par les plus pauvres et les plus frustres. On a dit de lui qu’il était un homme de la Renaissance, et c’est en effet le mot qui le caractérise le mieux.

 

Gerald Brennan peint par Dora Carrington

Brenan décrit un monde qui n’existe plus. Dans les années 1920, aucune route ne parvenait à Yegen. On y accédait à pied ou à dos de mulet. Etant à flanc de montagne, les champs étaient bien irrigués et de multiples plantes étaient cultivées. Les échanges monétaires étaient réduits au minimum et les habitants ne ressentaient nul besoin d’apprendre à lire ou à écrire. « Les historiens, si de telles eaux stagnantes les intéressent, noteront que la seconde décennie du vingtième siècle a marqué la complète destruction des arts et coutumes paysannes en Europe du Sud. Les teintures allemandes remplacèrent les teintures minérales en poterie ; les costumes locaux, les habitudes locales, les danses du pays disparurent. L’uniformité s’installa ».

 Il jette un regard aigu sur les relations sociales entre dominants et dominés : « l’homme riche ou puissant a besoin de clients dévoués à ses intérêts ; le pauvre a besoin d’un protecteur, et c’est pourquoi se construit une multitude de petits clans, qui tiennent ensemble par le besoin d’une défense mutuelle contre les dangers et les aspérités de la vie espagnole. Puisque c’est un pays dans lequel les motifs de pur intérêt personnel n’attirent pas grand respect, le groupe doit être soudé autant que possible par des  liens moraux et religieux, c’est-à-dire par des mariages croisés, des parrainages, des relations extra-maritales et des amitiés personnelles. C’est ainsi que les obligations mutuelles gagnent une certaine sainteté. »

 Il jette parfois un regard amusé sur le tempérament espagnol : « de toutes les inventions du dix-neuvième siècle, la lumière électrique fut peut-être la seule à être réellement bien accueillie par les Espagnols, parce qu’elle leur permettait de faire quelque chose dont ils avaient toujours eu envie : transformer la nuit en jour ».  Et Brenan, qui a écrit un livre sur la nuit obscure de Saint Jean de la Croix, commente une scène où des enfants trainent avec une corde un chien qui s’était brisé les pattes, alors que les adultes les regardent silencieusement. « Un mystérieux changement survient chez certains Espagnols en présence de la mort et de la souffrance. Ces choses semblent leur soutirer une profonde approbation, comme si leurs propres instincts de mort avaient été lâchés et qu’on y satisfaisait par procuration. »

 Ce que raconte Brenan de l’histoire de l’Alpujarra est inattendu. On y apprend que les Phéniciens y avaient créé des comptoirs et que le mot Espagne vient probablement du mot « sapan », qui désignait le lapin. On y découvre que dès la plus haute antiquité, la région était riche de ses mines d’or, d’argent et d’étain ; qu’au Moyen âge Almeria était une capitale industrielle et produisait de la soie pour l’Europe entière, une sorte de Manchester avant la lettre. On y assiste à des déplacements de population qui auraient fait pâlir d’envie Milosevic : musulmans chassés de Séville reconquise par les chrétiens vers le royaume maure de Grenade ; déportation des musulmans convertis vers la Galice et les Asturies après l’écrasement de la révolte de 1568 ; installation de  12.542 familles des Asturies et de Galice dans 259 villages, alors que 400 autres furent laissés à l’abandon.

 Brenan rend compte de la visite d’amis anglais à Yegen. Son récit de la visite du poète Lytton Strachey est étonnant. Il décrit l’homme comme un timide qui avait organisé sa vie de manière à ne jamais être contraint à faire quoi que ce soit qu’il trouvât difficile. On imagine la torture que fut pour lui le voyage à dos de mule et les conditions rudes d’hébergement dans l’Alpujarra. Pour Brenan aussi, cette visite fut accompagnée de souffrances : Strachey était accompagné de Dora Carrington, qui fut l’amante du reclus de Yegen, maintenant fiancée à Ralph Partridge, son ami intime depuis les tranchées de la Somme.

 J’ai retrouvé dans Au Sud de Grenade certaines personnalités que j’ai appris à connaître et apprécier pendant mon séjour en Grande Bretagne. Augustus John vint peindre à Yegen, mais pendant son séjour Brenan était en Angleterre. C’est surtout la visite de Virginia et Leonard Woolf qui marqua Brenan. Il évoque une belle femme à la voix envoûtante, confiante dans son propre pouvoir d’attraction, enthousiaste à l’idée de se trouver dans un pays aussi beau et reculé. En revanche, Brenan est plus critique à l’égard du groupe de Bloomsbury. Il décrit leurs conversations comme un concert symphonique où chacun jouait sa partie avec virtuosité ; mais il critique leur splendide isolement, leur indifférence du monde réel, et finalement leur appartenance à un passé en train de disparaître.

 Après avoir visité Yegen en 2003, nous avions vu le film « Al Sur de Granada » de Fernando Colomo avec Verónica Sánchez, Matthew Goode et Guillermo Toledo. C’est une aimable comédie qui emprunte davantage à l’autobiographie de Brenan qu’au livre éponyme. Le jeune anglais intellectuel à la recherche d’un lieu tranquille pour le travail de l’esprit tombe follement amoureux d’une jeune fille pauvre à la beauté farouche. Du moins le film nous transporte-t-il dans cette splendide région qu’est l’Alpujarra.

La Vie Vivante

L’essai de Jean-Claude Guillebaud, « La vie vivante, contre les nouveaux pudibonds » (Les Arènes, 2011) propose une intéressante réflexion sur des mouvements de pensée actuels qui tendent à rêver d’un paradis immatériel affranchi des limites du corps humain.

 En introduction à l’un des chapitres du livre, Guillebaud cite Georges Bernanos : « Le malheur et l’opprobre du monde moderne, qui s’affirme si drôlement matérialiste, c’est qu’il désincarne tout, qu’il recommence à rebours le mystère de l’incarnation » (Nous autres Français, 1939). Trois quarts de siècles plus tard, cete analyse semble plus pertinente que jamais.

 Jean-Claude Guillebaud évoque l’apparition, en moins d’une génération, d’un sixième continent, celui de l’immatériel. L’informatique et Internet nous ouvrent un monde nouveau dont les vertus son la profusion, la liberté, la mobilité et la gratuité. Mais ce nouveau continent s’avère aussi excessivement pauvre, parce qu’il tend à ramener l’homme à une dimension numérique : seul ce qui se mesure a le droit d’exister. « La vie vivante » tend à être peu à peu vidée de son sens. La vie vivante, c’est celle que mènent les êtres humains lorsqu’ils entrent en interaction les uns avec les autres sans qu’entrent en ligne de compte une quantification de la valeur de leurs relations.

 La vie vivante a partie liée avec le corps humain, « ses odeurs, ses sueurs, ses écoulements, ses plaisirs ou ses imperfections, tout ce qu’Arthur Rimbaud dans le Bateau Ivre appelait « les rousseurs amères de l’amour ». Guillebaud critique la pudibonderie de courants de pensée actuels qui prétendent s’affranchir du corps. C’est le cas des « Gender Studies », qui, partant de la dénonciation de la domination masculine, en sont venues dans leur expression la plus radicale, à nier les différences entre les sexes et préconiser e remplacement de la grossesse par la gestation dans des utérus artificiels.

 C’est surtout le cas des « technoprophètes » partisans d’un « transhumanisme ». Les promoteurs du manifeste Cyborg (mot composé de cybernétique et d’organisme), par exemple, sont convaincus qu’une hybridation de l’homme et de la machine, permettra aux humains de s’affranchir des pesanteurs de leur espèce et d’en défier les limites. A l’extrême, c’est ni plus ni moins que l’immortalité qui est recherchée. Guillebaud propose un intéressant parallèle avec la Gnose des premiers siècles du Christianisme : comme les gnostiques, les technoprophètes ont le corps en horreur et rêvent d’un monde idéal et angélique seulement accessible aux initiés.

 L’essai de Jean-Claude Guillebaud se présente comme le premier consacré aux nouvelles dominations, après plusieurs livres consacrés aux désarrois contemporains face au grand « dérangement » qui s’opère sous nos yeux. Il conteste l’idée que la marche vers un univers de plus en plus numérique, quantifié et marchand, asservissant tout et tous sur son passage, soit une fatalité inexorable. Il prône une « résistance de l’intérieur ».

 La faiblesse de son essai est un certain manque de fil directeur. Il s’agit visiblement de recherches partielles mises bout à bout à l’occasion d’articles publiés dans des journaux et magazines. Mais l’ouvrage constitue pour moi une mine d’informations sur des courants de pensée que je méconnaissais. Il propose aussi des réflexions stimulantes à un moment où « la pensée de haute mer » fait cruellement défaut.

 

En quittant la Gare d’Atocha

Le premier roman de Ben Lerner, poète de 33 ans natif du Kansas, a reçu un accueil favorable de la critique. « Leaving the Atocha Station «  (En quittant la Gare d’Atocha, Ganta Books 2012, initialement publié en 2011 par Coffee House Press, Minneapolis) nous raconte le séjour à Madrid d’un jeune poète américain en 2003 – 2004.

 Le héro, ou plutôt l’anti-héro du livre, Adam Gordon, est le double de Ben Lerner. Le livre n’est pas autobiographique, mais l’auteur et le personnage principal se ressemblent fortement : comme Adam, Ben est né dans le Kansas de parents psychologues, écrit de la poésie, obtient une bourse pour la réalisation d’un projet à Madrid, est témoin des événements qui, dans le sillage des attentats contre des trains de banlieue sur la ligne d’Alcala de Henares à la Gare d’Atocha entraînent la défaite électorale du Parti Populaire et l’accession au pouvoir de Zapatero.

 J’ai lu le livre avec d’autant plus d’intérêt que j’étais moi-même à Madrid en cette période et que l’évocation des lieux, des événements et du climat de cette époque qui semble déjà lointaine me touche personnellement. Mais ma vie en Espagne m’a fait fréquenter des milieux bien différents de celui des artistes dans lesquels Adam évolue. Pris de violentes crises de doute sur la réalité de son expérience artistique, parfois convaincu qu’il n’est qu’un fraudeur singeant le talent, Adam pense parfois faire des études de droit, arrêter de boire et de fumer et mener une vie bien rangée. Celle en somme que je vivais, au même moment et dans la même ville que lui, mais dans un autre monde.

 En proie à une angoisse chronique, Adam tente d’équilibrer sa vie par le recours à l’alcool, au haschisch et aux pastilles de tranquillisants. Il est passé maître dans l’art de mentir. Il raconte que sa mère vient de mourir, puis se ravise et la déclare gravement malade. Il affirme que son père est un fasciste qui ne connait que la violence ; ce faisant il pense à son père « tentant patiemment de faire bouger une araignée du tapis à un bout de papier de manière à l’accompagner en toute sécurité de la maison à la cour ». Il est devenu expert dans la composition de mimiques expressives : ayant assisté à la récitation de poèmes qu’il juge affligeants, il félicite son auteur avec un léger sourire destiné à communiquer que le compliment n’était que courtoisie et qu’en fait il « croyait que son écrit constituait un nouveau point bas dans son langage, le sien comme n’importe lequel ».

 La barrière de la langue est une utile protection. Elle lui permet de se retrancher à volonté dans le personnage de l’étranger qui ne comprend pas ; elle donne aux phrases qu’il prononce maladroitement le parfum de la profondeur littéraire. La langue, anglaise ou espagnole, est un facteur clé dans la relation qu’il développe avec Teresa, une jeune femme qui se passionne pour sa poésie et entreprend de la traduire. Dans la dernière scène du livre, on assiste à une lecture publique des poèmes d’Adam. Teresa lit le texte original en anglais, Adam lit la traduction. A travers ce retournement, par la médiation de la traduction entre deux cultures, il est possible qu’Adam ait enfin trouvé le chemin de la réconciliation avec lui-même.

 Le livre de Ben Lerner est constamment drôle. Voici un passage qui me semble illustratif de son style. « Chaque fois que j’étais avec Teresa, chaque fois que nous parlions, j’avais l’impression que nos visages étaient engagés dans une conversation plus substantielle et sophistiquée que nos voix. Son visage était formidable ; il semblait parfois très jeune et d’autres fois très vieux ; quand elle ouvrait grands les yeux, elle ressemblait à un enfant, et quand elle fixait quelque chose intensément, les petites rides qui les bordaient la faisaient paraître terre à terre, sage. Parce qu’elle pouvait instantanément sembler plus jeune ou plus vieille, plus innocente ou plus expérimentée qu’elle n’était, elle pouvait affronter quelque discours que ce soit qui lui fût adressé. Si on l’accusait, par exemple, de trop interpréter une scène d’un film, elle élargissait ses yeux avec une innocence à vous faire sentir coupable de vous projeter ; si vous l’accusiez de naïveté, son regard exprimait une telle somme d’expérience que l’accusation se retournait immédiatement contre vous. Ses yeux détournaient, réfléchissaient ou ironisaient, et ensuite son sourire, qui était grand, restaurait immédiatement une table rase, pardonnant gentiment tout reproche contre elle. »

Atocha, 11 mars 2004