William Morris, une vie pour notre temps

La biographie de William Morris (1834 – 1896) par Fiona Mac Carthy (William Morris, a life for our time, Faber & Faber 1994) se lit, malgré ses 680 pages, comme un roman.

 « Quand Morris était mourant un de ses médecins diagnostiqua sa maladie comme « étant simplement William Morris, et ayant accompli plus de travail que dix hommes ». Il était le plus grand artiste artisan de son époque. Il gérait une entreprise de décoration et de fabrication et tenait une boutique haut de gamme au centre de Londres. Morris était aussi un réformateur social passionné, l’un des premiers environnementalistes, un pionnier de l’éducation et un féministe en germe ; à cinquante ans, il « franchit la rivière de feu » pour devenir un socialiste révolutionnaire. A une époque de spécialisation de plus en plus étroite, la polyvalence de Morris est difficile à saisir ».

 C’est ainsi que Fiona Mac Carthy commence sa biographie. A la liste de ses talents et de ses incarnations successives, il faudrait ajouter ce pour quoi il fut salué à sa mort, à l’âge de 62 ans : il fut un écrivain prolifique, un poète renommé et un romancier talentueux. Le livre de Mac Carthy nous fait entrer dans l’intimité d’un homme extraordinaire. Fils d’un agent de change prospère, Morris put fréquenter l’université à Oxford, voyager en France à la découverte de l’art gothique, entrer en apprentissage chez un architecte, tenter de devenir peintre et finalement trouver sa voie dans les arts décoratifs sans vraiment devoir se soucier de ses fins de mois.

 Sa jeunesse est marquée par la fraternité des préraphaélites. Dante Gabriel Rossetti fut son ami, et aussi l’amant de sa femme Jane. Edward Burnes Jones fut l’ami de toute une vie, malgré le désaccord sur le socialisme, et sa femme Georgiana devint son amie intime. Les préraphaélites expriment une protestation face aux ravages de la révolution industrielle ; ils entendent revenir à la nature, aux héros chevaliers d’avant la Renaissance, aux femmes à la beauté sauvage, celle précisément de Jane Morris, le modèle favori de Rossetti. Tout au long de sa vie, Morris cherchera son inspiration dans un monde pur, inaltéré par la pollution physique et morale. Il voyagea en Islande, s’enthousiasma pour la vie simple de ses habitants et traduisit ses sagas.

 La vie de Morris est marquée par une activité frénétique. Dans sa période de prêcheur socialiste, il tue l’ennui des voyages d’un meeting à l’autre en traduisant Homère en vers anglais. Il passe des heures à teindre, tisser, calligraphier. Il écrit des poèmes, des essais, des conférences, des romans fantastiques. Il rencontre des amis, il voyage, il est militant et trésorier d’associations. Il gère son entreprise, Morris & Co, qui produit des vitraux, des meubles, des tissus et des papiers peints. Contrairement à ce que j’ai écrit dans une précédente chronique, l’entreprise n’avait rien d’une coopérative : elle était sa propriété privée et était managée d’une main de maître.

 L’humilité et l’obstination de Morris sont impressionnantes. Il passe des mois à apprendre des techniques de teinture ou d’imprimerie à l’ancienne, non dénaturées, et des mois encore à trouver les teintes ou les caractères qui lui conviennent. C’est un perfectionniste : il n’a de cesse que de parvenir à la matière, à la couleur et à la forme idéales, et devient la bête noire de ses fournisseurs, qui peinent à s’adapter à son standard de qualité.

 Morris est très vite devenu un militant, d’abord pour sauver des monuments anciens de la déréliction ou, pire encore pour lui, des restaurations sauvages. Il fut ensuite un personnage marquant du socialisme anglais, aux côtés notamment de la fille de Marx, Eleanor. Certains ont présenté son engagement révolutionnaire comme un moment d’égarement. Mac Carthy montre au contraire qu’il était dans la droite ligne de son rejet de la laideur et de l’avilissement de l’industrialisation capitaliste. Il manifestait sa foi dans un monde où chacun, femme et homme, pourra être producteur de beauté. Il n’excluait pas aussi un certain masochisme : Morris jouissait de l’âpreté d’un meeting un dimanche matin glacial, devant un auditoire clairsemé et sceptique, en concurrence avec le stand de l’armée du salut.

 Les passages les plus émouvants du livre sont consacrés à la vie privée de Morris. Comme d’autres préraphaélites, il avait épousé une femme d’extraction populaire, avec l’idée de l’éduquer. Mais Jane ne l’aima jamais vraiment. Dès l’âge de 29 ans, elle fut chroniquement malade, ne retrouvant brièvement la santé que lorsqu’elle fut l’amante de Rossetti, puis plus tard de Wilfrid Blunt. Jane et William eurent deux filles. Jenny, l’ainée, devint épileptique à l’adolescence et gravement handicapée. May, la seconde, fut l’assistante de son père, consacra sa vie à défendre sa mémoire et devint une référence des arts décoratifs en Grande Bretagne au début du vingtième siècle. Morris souffrit intimement de son incapacité à rendre sa femme heureuse et de la déchéance de Jenny. En bon Anglais victorien, il n’en parla jamais directement, mais s’employa convertir ses frustrations et ses peurs en poèmes vibrant d’émotion, en prêches pointant à un monde nouveau et en créations artistiques qui façonneront les intérieurs du Royaume bien après la mort de la Reine Victoria.

 « William Morris, une vie pour notre temps » est un livre magnifique, bien écrit, illustré de photos d’époque. Grâce à son auteure, cet homme est entré dans ma vie, plus d’un siècle après sa mort.

Une Fille de Partisan

« A partisan’s daughter » (une fille de partisan), roman de Louis de Bernières (Harville Secker, 2008), nous parle de la rencontre entre une jeune yougoslave au parcours personnel tumultueux et un Anglais d’âge moyen accablé d’ennui et de médiocrité.

 Christian est maintenant un homme âgé. Il se rappelle les années soixante dix : « ma femme était vivante à cette époque, mais le problème c’est qu’un jour ou l’autre, votre femme se transforme en votre sœur. Au pire, elle devient votre ennemi et se dresse comme le principal obstacle à votre bonheur. La mienne avait obtenu tout ce qu’elle voulait, de sorte qu’elle ne voyait aucune raison de se préoccuper de moi davantage. Tous les délices qu’elle m’avait apportés étaient progressivement retirés  jusqu’à ce qu’il ne me reste plus que des responsabilités et une condamnation à perpétuité (…) Elle était l’une de ces Anglaises insipides avec du lait entier dans les veines, et elle était parfaitement contente d’être comme ça (…) Elle me rappelait une grande miche de pain blanc, roulée sur le sofa dans son emballage de cellophane ».

 Désespéré par la vacuité de sa vie, Christian se met en chasse d’une prostituée. Il ramasse sur le trottoir Roza, mais celle-ci n’est pas à vendre. Roza a moins de trente ans, Christian en a plus de quarante. Cet homme inintéressant l’intéresse. Elle a besoin de parler, de raconter son histoire. Lui est fasciné par cette jeune femme qui est allée d’aventure en aventure et de cul de sac en cul de sac. Il ne rêve plus que de Roza et brûle de faire l’amour avec elle. Elle craint que si elle se plie à son désir, il la quittera.

 L’histoire de Roza est compliquée. Serbe, fille d’un partisan de l’armée de Tito, elle a eu une relation incestueuse avec son père ; étudiante à Zagreb, elle s’est heurtée au racisme ethnique qui allait, une fois Tito décédé, provoquer l’éclatement de la fédération yougoslave ; elle a connu un grand amour, et cet amour a été trahi. Elle s’est embarquée pour l’Angleterre sur le voilier d’un millionnaire avec qui elle a vécu deux ans avant de le quitter à force d’ennui. Elle a été hôtesse dans un bar à putes, a été enlevée et violée par un client et sa bande, y est revenue car elle n’avait pas d’autre horizon. Un jour, elle avait décidé de quitter cette vie là et s’était retrouvée dans un squat dans un quartier marginal de Londres. C’est du moins ce qu’elle racontait, d’une soirée à l’autre, à Christian. Etait-ce la vérité, ou une fable ? Pour Christian, cela n’avait aucune importance. Ce qui comptait, c’était le corps et l’âme de Roza.

 Christian et Roza peuvent-ils devenir amants ? Leur vie terne et grise peut-elle prendre des couleurs ? Le roman de Louis de Bernières tourne autour de cette question. A l’ennui abyssal de Christian avec sa grande miche de pain blanc correspond le vide de la vie de Roza dans le bar d’hôtesses : « je ne savais pas si ma vie allait trop vite ou trop lentement. Quelquefois, elle était lente comme aller à un enterrement, mais le temps disparaissait tout simplement. Je ne n’avais plus d’idéaux et j’avais cessé d’apprendre quoi que ce soit. Je devenais déçue par moi-même (…) Je me dis à moi-même « eh Roza, tu n’as pas d’amis en dehors de ceux du club, tu n’as aucun rêve, tu n’es qu’une stupide sorcière qui se transforme en déchet. »

 Dans le vide d’une vie dénuée de sens, le manque de l’autre est un cancer dévorant.

555 Jeudi Rouge

Le premier roman de Jerôme Cazes est un thriller financier haletant sur fond de crise bancaire mondiale aigüe. Un banquier ambitieux et cynique y voit l’occasion unique de faire main basse sur son rival ; une improbable équipe d’indignés tente de cristalliser l’opposition mondiale à la spéculation internationale.

 Philippe Lenoir est le président d’une grande banque française. Son objectif est de mettre la main sur une banque rivale. La crise des bons émis par les collectivités locales américaines devrait lui en fournir l’occasion. La banque qu’il préside a développé un produit financier sophistiqué qui saucissonne et dilue le risque de ces bons. La banque rivale, sa proie, l’a commercialisé auprès d’investisseurs chinois. Des faillites en chaîne aux Etats-Unis font crouler le château de cartes : la tension monte entre la Chine, dont le gouvernement s’estime spolié, et les pays occidentaux ; le cours des actions bancaires s’effondre et les banques les plus fragiles manquent de liquidité. Lenoir entend mettre son rival dans les cordes et l’obliger à se rendre à l’évidence : la capitulation est la seule issue raisonnable.

 Eric Pothier dirigeait l’une des filiales de la banque présidée par Lenoir. Il croit en l’économie réelle et se méfie des innovations financières spéculatives. Pour Lenoir, Eric est devenu une nuisance : ce sont les produits financiers sophistiqués qui représentent l’avenir de la banque, pas « l’épicerie » des comptes courants et des crédits aux entreprises. Eric est brutalement révoqué. Dans la foulée, il est victime d’un infarctus. Mais voici que son épouse relève le défi et entraîne avec elle une improbable équipe qui réunit la directrice d’une petite agence de communication, une employée de Chine Nouvelle prostituée de luxe à ses heures perdues ainsi que les anciens directeurs pays d’Eric. La crise financière est un fléau qui détruit des millions d’emplois et endommage la vie des gens dans le monde entier. La spéculation financière en est la cause. Il faut qu’au niveau international, les activités de « banque casino » soient séparées de la banque traditionnelle et qu’elles soient strictement encadrées.

 Une course de vitesse s’engage alors que la crise s’amplifie d’heure en heure. La petite équipe « d’indignés » tourne des films sur le thème du « carton rouge » qui sanctionne les tricheries des footballeurs, et devrait sanctionner celles des banquiers spéculatifs. Philippe Lenoir est d’un total cynisme, ajustant en permanence paroles et actions sur ce qui sert son projet stratégique. Lorsque la banque centrale européenne vient en aide à son rival, il ravale sa rage et affiche dans la presse sa grande satisfaction : l’important est de brouiller les messages et d’avancer ses pions dans l’ombre.

 Qui l’emportera ? Lenoir est tout proche du but. Tous les moyens sont bons, de l’intimidation à la corruption et au sabotage. Du côté de « Carton Rouge », les obstacles s’accumulent, mais « elles », les indignées, ne sont pas prêtes à rendre les armes.

 « 555 » est un nombre mythique chinois qui, aux oreilles des traders affolés, a une tonalité d’Apocalypse. Que sera le jeudi rouge qui s’annonce ? Le jour de la victoire d’un prédateur, ou celui de la prise de conscience des citoyens ?

 « 555 jeudi rouge » peut être téléchargé gratuitement sur http://www.555-jeudirouge.fr.

There But For The

 

“There but for the”, roman d’Ali Smith (Hamish Hamilton, 2011) est l’un des livres remarquables de l’année 2011. Son titre est les premiers mots d’une expression toute faite : « there but for the grace of God go I » (je ne vais là que par la grâce de Dieu). Il indique en lui-même l’esprit de l’ouvrage, dans lequel la trituration du langage tient une place de choix.

 Brooke Bayoude est une petite fille de 10 ans, délurée et « clever » (intelligente) au point de se définir comme « cleverist », consacrée à l’intelligence comme un « artist » se consacre à l’art. Elle tient sur un carnet Moleskine un journal intitulé « le fait est », où elle accumule des annotations sur les faits avérés qu’elle rencontre dans sa vie. Son cadre de vie est Greenwich, un faubourg de Londres en aval de la City sur la Tamise. Greenwich est un site extraordinaire. La ville est partagée par le méridien, une partie dans l’hémisphère ouest, une partie à l’est. Elle comporte un observatoire, qui permet de regarder les étoiles, ou bien de grossir des scènes de rue. Elle est traversée par les flots de la Tamise, mais aussi par les flots de l’histoire. Un tunnel piétonnier permet de se rendre dur l’autre rive à pieds secs. Un bateau musée, le Cutty Sark, a été détruit par un incendie mais est en cours de restauration.

 « Le fait est » qu’il se passe des choses extraordinaires à Greenwich. Brooke participe avec ses parents à un dîner chez les Lees. Parmi les convives se trouve Mark Palmer, qui a lui-même amené un homme qu’il connaît depuis quelques jours, Miles Garth. Au moment du dessert, Miles monte à l’étage et s’enferme dans la chambre d’amis. Lorsqu’à bout de patience, quelques semaines plus tard, ses hôtes involontaires finissent par parler à la presse, Miles se transforme en « Milo » et une véritable foule se rassemble sous la fenêtre close, attendant du mystérieux ermite un oracle ou une guérison. On monte des tentes, on vend des objets souvenirs.

 Ali Smith imagine une fable dans la veine du « Baron Perché » d’Italo Calvino, absurde et réjouissante. Mais la fable est aussi troublante. Alors que le Baron Perché était au centre du roman de Calvino, Garth est le point autour duquel se concentre la foule, mais il est comme absent. La fillette Brooke est présente tout au long du roman, mais elle ne le cristallise pas. Les personnages sont attachés les uns aux autres par des liens qui peuvent remonter à des dizaines d’années mais aucune structure ne les maintient ensemble et ils sont finalement très seuls.

 L’un des personnages du roman, Anna, vient de démissionner de son poste de travailleur social dans un centre d’accueil de travailleurs émigrés, Centre for Temporary Permanence. Elle était pourtant bien notée par ses supérieurs, qui jugeaient « qu’elle avait exactement la bonne attitude de présence absente ». C’est exactement l’attitude de Garth : il est bien là, dans la chambre d’amis, occupé à parcourir 3000 miles sur un vélo d’appartement immobile, mais s’il était absent, la foule pourrait tout aussi bien le croire présent.

 Les personnages du roman, Brooke en tête, jouent avec les mots : « Observatory » devient ainsi « Observe a Tory », Observe un Conservateur ! Lors de sa rencontre avec Mark, l’homme qui l’invitera au dîner chez les Lees, Miles Garth joue avec le mot « but », (mais) : « ce que j’aime particulièrement avec le mot « mais », maintenant que j’y pense, c’est qu’il vous emmène toujours sur une voie de traverse, et que là où il vous emmène est toujours intéressant ».

 Pendant le dîner que Garth quittera pour se cloîtrer dans la chambre d’amis, un convive parle du charme d’Internet : « son charme est une sorte de tromperie qui parle d’une nouvelle manière de se sentir seul, un semblant de plénitude mais en réalité un nouveau niveau de l’enfer de Dante, un cimetière rempli de zombies, plein de faux indices, de fausse beauté, faux pathos, de fausse douleur, les visages de marionnettes, hommes et femmes du monde entier occupés à se branler de site en site, une grande mer de bas fonds cachés. De plus en plus, le pressant dilemme humain : comment se frayer un chemin propre entre les obscénités. »

 Le roman  charrie les joies et les désespoirs de personnes que le langage réunit et sépare. Isolé pendant des mois dans la chambre d’amis, Miles Garth devenu Milo fait une cure de silence.