Inconnu à cette adresse

« Inconnu à cette adresse », livre écrit en 1938 par l’écrivaine américaine Kressmann Taylor, constitue un témoignage bouleversant sur la nazification des esprits après l’accession au pouvoir d’Hitler.

 Très court – seulement une cinquantaine de pages – le livre de Kressmann Taylor se présente comme un échange de correspondance entre deux amis associés dans une galerie d’art à San Francisco. Tous deux sont allemands. Martin Schulse rentre en Allemagne en 1932, juste avant la nomination d’Hitler comme Chancelier ; Max Eisenstein est Juif et reste en Californie.

 Les deux hommes se connaissent intimement et s’apprécient. Martin a même été l’amant de la sœur de Max, Griselle, une actrice de théâtre. Mais le nazisme va ouvrir entre eux une brèche. Peu à peu, Martin va se laisser subjuguer par un leader qui permet aux Allemands de redresser la tête, de reconstruire leur pays et d’aller de l’avant. Peu à peu, il va laisser son gangréner son esprit par la haine de la race juive. Lorsque Griselle, poursuivie par la police du régime, cherche refuge chez lui, il ne l’accueille pas ; il écrit froidement à Max qu’elle est morte des suites de son imprudence.

 Max se venge : il écrit à Martin des lettres qui l’incluent dans sa famille juive, l’associent au commerce d’œuvres d’artistes que le régime considère comme décadents et l’invitent à se rendre à Zurich et Moscou. La dernière de ces lettres est renvoyée à Max avec la mention « inconnu à cette adresse ». Martin, après avoir joué la carte du régime, vient d’être à son tour englouti.

1892

Extrait de l’annuaire statistique de la France 1892, Bibliothèque Nationale de France, Gallica.

Dans le cadre d’une recherche documentaire pour un futur livre, je me suis intéressé à l’annuaire statistique de la France pour 1892, année de naissance de deux de mes grands-parents.

 L’annuaire inclut plus de 600 tableaux. Dans certains cas, les statistiques sont d’une très grande précision. Ainsi la Justice Criminelle fournit-elle une description précise des 8.881 suicides enregistrés en France en 1891, par sexe, par tranche d’âge, par état civil et va jusqu’à répertorier 21 causes de l’acte fatal.

 Je me suis particulièrement intéressé à Bordeaux et à la Gironde. Bordeaux s’est dépeuplé : 236.725 habitants en 2009, 6% de moins qu’en 1892. En revanche, la Gironde compte aujourd’hui 1,4 millions d’habitants, soit 80% de plus, dont environ 1 million vivent dans l’aire urbaine de Bordeaux.

 Sans surprise, la population de la Gironde est plus âgée aujourd’hui qu’en 1892 : les moins de 20 ans représentent actuellement 24% de la population contre 32% ; les personnes âgées de 60 ans ou plus, 21% de la population contre 13%. On a célébré 5.537 mariages en 2009, 14% de moins qu’en 1892 ; mais on a enregistré aussi 3.447 divorces, 20 fois plus que les 166 actés en 1892.

 Plus de la moitié des habitants de la Gironde en 1892 dépendaient de l’agriculture. Ils sont aujourd’hui environ 5%.

 Il y avait en 2009 81.357 immigrés en Gironde, beaucoup venus d’Afrique du Nord et d’Afrique sud saharienne : ils étaient huit fois moins nombreux en 1892, et venaient principalement d’Europe.

 Le Port de Bordeaux était en 1892 le quatrième port de France, après Marseille, Le Havre et, curieusement, Paris. Son activité représentait alors environ de tiers de celle des deux leaders. Marseille et Le Havre sont toujours au sommet du classement, mais le trafic de Bordeaux ne représente plus qu’un dixième de celui de Marseille. En 1892, une partie significative du trafic maritime se faisait encore par des navires à voiles : ce n’est que vingt ans plus tôt que le tonnage transporté par des navires à vapeur avait dépassé celui des navires à voile.

 En 1891, l’annuaire avait été établi sous l’égide du Ministère du Commerce, de l’Industrie et des Colonies. En 1892, le nom du Ministère remplace la référence aux Colonies par Téléphone et Télégraphe. C’est qu’une révolution est en cours, semblable par son ampleur à celle d’Internet aujourd’hui. Bordeaux ne compte que 1.088 abonnés au téléphone en 1892. Mais le nombre de communications interurbaines s’accroît par un facteur 8 en quatre ans, de 1889 à 1893.

 L’examen attentif de l’annuaire statistique révèle des réalités troublantes. En 1892, 5.225 garçons et 1.101 filles se trouvaient en établissement d’éducation correctionnelle en France. Un établissement spécial pour fille existait à Cadillac, en Gironde. Parmi ces enfants, 45 garçons et 32 filles étaient détenus « par voie de correction paternelle ». Les conditions sanitaires étaient épouvantables : près d’un enfant sur trois tomba malade cette année là ; 62 garçons et 17 filles décédèrent, soit 1.2% de la « cohorte », comme disent les statisticiens.

 Les statistiques ont l’aridité des chiffres. Mais, dans leur idéal d’objectivité, elles révèlent à qui sait les lire des réalités humaines.

50 ans d’émigration portugaise en France

Le Musée d’Aquitaine de Bordeaux célèbre les cinquante ans de l’immigration portugaise en France.

 Le musée présente une exposition de photographies réalisées par Gérald Bloncourt, artiste né en Haïti en 1926 d’un père guadeloupéen et d’une mère française, qui a associé toute sa vie l’art et la militance. Vers 1965, Bloncourt se passionna pour l’émigration portugaise. Il photographia un village proche de la Galice déserté par ses habitants, puis des paysans déplacés à Porto et Lisbonne, et enfin des émigrés dans les bidonvilles de Champigny, Saint-Denis et Nanterre. De 1962 à 1974, ce sont environ 100.000 Portugais qui ont émigré en France chaque année, pour beaucoup clandestinement au terme d’un voyage dangereux et épuisant. « Transhumances » a publié le 1er août 2012 une note de lecture de « Livro », un ouvrage de José-Luís Peixoto dont l’action se déroule dans ce contexte.

 L’exposition a été réalisée par le musée des migrations portugaises de la ville de Fafe et sera présentée dans les mois à venir par le musée de l’histoire de l’immigration de la Porte Dorée à Paris Une photo particulièrement émouvante est celle d’une petite fille tenant sa poupée dans un bidonville d’Ile de France en 1966 ; elle est aujourd’hui professeure de français à l’université de Coimbra. Malgré la misère ambiante, la photo diffusait un sentiment de confiance : pour la petite fille et la famille, l’émigration offrait une véritable chance.

 Dans l’auditorium du Musée d’Aquitaine, l’association bordelaise « O Sol de Portugal » a donné le 27 janvier un concert de fado et, plus largement, de musique populaire portugaise. La communauté portugaise au sens large, incluant les familles mixtes et les enfants de deuxième ou troisième génération d’émigrants, compte environ 1,2 millions de personnes en France. L’association cherche à maintenir vivante la culture de ce beau pays en France.

Photo de Gérald Bloncourt dans un bidonville Portugais en France, 1966

Garibaldi

Dans « Garibaldi » (Collezione Identità Italiana, Il Mulino, 2010), Andrea Possieri situe Giuseppe Garibaldi et son mythe dans leur contexte historique.

 Le livre commence par un extrait de la Dottrina Garibaldiana (la Doctrine Garibaldienne), livre paru après l’expédition des Mille de 1860 :

 « – Qui est Garibaldi ?

          Garibaldi est un esprit extrêmement généreux, béni du ciel et de la terre

          Combien y a-t-il de Garibaldi ?

          Il n’y a qu’un seul Garibaldi

          Où est Garibaldi ?

          Garibaldi est dans le cœur de tout italien honnête, à condition qu’il ne soit ni une mauve ni un pavot

          Combien de personnes y a-t-il en Garibaldi ?

          En Garibaldi il y a trois personnes réellement distinctes.

          Quelles sont ces trois personnes ?

          Le Père de la patrie, le Fils du peuple, l’Esprit de la liberté »

 Ce texte dénote la ferveur populaire qui a accompagné Garibaldi et aussi la relation de fascination et de haine du héros et de ses disciples à l’égard de l’Eglise Catholique, dont on reprend mot pour mot les termes du catéchisme tout en en changeant l’objet.

 L’ouvrage d’Andrea Possieri s’adresse à des lecteurs déjà familiers du personnage de Garibaldi. Une chronologie et une courte notice biographique sur les principaux personnages m’auraient été utiles.

 Rappelons donc que Garibaldi est né en 1807 à Nice, alors part de l’Empire Napoléonien. A l’âge de 15 ans, il s’embarque comme mousse sur la marine marchande. Il gagne ses galons de capitaine de seconde classe, dix ans plus tard, après avoir navigué sur les routes maritimes de la Méditerranée et de la Mer Noire. A l’âge de 44 ans, réfugié au Pérou après l’échec de la République Romaine de 1848, c’est son métier de navigateur qu’il embrassera de nouveau.

 Garibaldi a été qualifié de « héro des deux mondes ». Il a en effet gagné ses galons de chef de guerre au Brésil dans la guerre de sécession du Rio Grande, puis en Uruguay à la tête de la Légion italienne. Possieri le définit joliment comme un héros « amphibie » : il combat dans la marine, mais au contact des gauchos uruguayens il apprend aussi les longues chevauchées, les marches de nuit, les techniques de la guérilla. En Amérique latine, il adhère à la franc-maçonnerie et épouse la cause de l’indépendance italienne. A partir de 1848, la réunification de l’Italie, même sous la coupe de la monarchie piémontaise, devient son unique objectif. Et cet objectif inclut naturellement la ville de Rome et les Etats Pontificaux.

 C’est une véritable vie de légende qu’a vécue Garibaldi, d’une bataille à l’autre : les batailles de Lombardie et de la République romaine en 1848, la fuite rocambolesque par les Apennins et la mort de sa femme Anita en 1849, la seconde guerre d’indépendance de l’Italie en 1858 – 1859, l’expédition des Mille aboutissant à l’effondrement du Royaume des Deux Sicile en 1860, la défaite dans l’Aspromonte en 1862, la campagne de Vénétie en 1866, la défaite de Menana infligée par les troupes franco-pontificales près de Rome en 1867, et finalement la participation à la guerre de la France contre les Prussiens en Franche Comté et Bourgogne en 1870.

 A l’issue de sa campagne de France, Garibaldi fut élu député à l’Assemblée Constituante siégeant à Bordeaux. Le 13 février 1871, raconte Possieri, « il fit son entrée dans la salle de l’Assemblée « vêtu de sa chemise rouge et de son grand chapeau de feutre ». La majorité catholique et conservatrice des députés l’accueillit dans un climat de vibrantes protestations car à leurs yeux il continuait à être un aventurier à la recherche de gloire personnelle et un ennemi historique de la France. Garibaldi, qui donna immédiatement sa démission et rejoignit Marseille le soir même, fut passionnément défendu par Victor Hugo dans un discours parlementaire par lequel celui-ci soutint que non seulement il avait été le seul à venir au secours de la France, mais qu’il était le seul général à ne pas avoir été vaincu ».

 Garibaldi avait trouvé dans l’île de Caprera, au nord de la Sardaigne, un point d’attache. C’est là qu’il mourut le 2 juin 1882. Il avait vécu à Nice, Gênes, Constantinople, Montevideo, New York, en mer et sur d’innombrables routes et chemins. Il fut un héros de la mondialisation, avant que le terme fût créé.