ItalieLivres14 septembre 20200L’enfant perdue

Le quatrième tome de la saga d’Elena Ferrante, « l’enfant perdue » (storia della bambina perduta) couvre la maturité et la vieillesse de Lila (Rafaella) et Lenù (Elena), les deux amies d’enfance issues toutes deux d’un quartier populaire de Naples mais aux parcours de vie opposés.

 Le tome 3 de « l’amie prodigieuse » avait été ma lecture d’été et je m’étais promis de ne toucher au tome 4 qu’en 2021. Mais j’ai été happé et je n’ai pas résisté à m’engager dans ses 640 pages après les 480 avalées goulument au mois d’août.

 En 1976, Elena quitte son mari et la ville de Florence pour vivre une histoire d’amour passionnée avec Nino, un ami d’enfance, un garçon beau, brillant et ambitieux mais aussi volage. Ils ont ensemble une fille, Imma, née en 1980. Lila, qui a vécu avec Nino, porte sur lui un jugement sévère : « il n’est personne. Et pour celui qui n’est personne devenir quelqu’un est plus important que n’importe quoi d’autre. La conséquence est que ce monsieur n’est pas digne de confiance. » Elena finit par le quitter et vivre avec ses trois filles dans le quartier de son enfance, dans l’appartement situé au-dessus de celui de Lila.

Le tremblement de terre di 23 novembre 1980 à Naples révèle à Elena une facette de la personnalité de Lila. Il « nous entra dans les os. Il chassa l’habitude de la stabilité et de la solidité, la certitude que chaque instant serait identique au précédent. (…) Je compris que je m’étais trompée, qu’elle, toujours à la direction de tout, dans ce moment ne dirigeait plus rien. Elle était immobilisée par l’horreur, elle craignait que si seulement je l’avais touchée elle se serait rompue. (…) Elle s’était dépouillée d’un coup de la femme qu’elle avait été jusqu’à une minute avant – celle qui savait calibrer avec précision les pensées, les mots, les gestes, les tactiques, les stratégies. Cette autre femme semblait avoir émergé directement des viscères de la terre. »

 Lila a une personnalité peu commune. Elle a été successivement cordonnière, imitatrice de Jacky Kennedy, décoratrice d’intérieur, ouvrière, programmeuse, cheffe de l’entreprise « Basic Sight » qu’elle a créée. Elle s’est constamment réinventée et a toujours exercé une force d’attraction irrésistible. Elle apparait soudain fragile, pas sûre d’elle-même, incapable de s’aimer.

 Et elle se trouve soudain confrontée à un autre tremblement de terre, affectif celui-là. Sa petite fille de 4 ans, Tina, disparait subitement en ville. « Je ne sais pas raconter la douleur de Lila, écrit Elena. Le destin qui lui échut, et qui était peut-être en embuscade dans sa vie depuis toujours, ne fut pas la mort d’une fille par la maladie, par un accident, par un acte de violence, mais sa disparition improvisée. La douleur ne s’accrocha à rien. Il ne lui resta pas un corps inanimé à serrer désespérément, elle ne célébra pas les obsèques de quiconque, elle ne put rester devant une dépouille qui auparavant marchait, courait, parlait, l’embrassait et s’était ensuite réduite à une chose cassée. »

Image de la série télévisée « l’amie prodigieuse »

Enfants, Lila et Elena avaient des poupées qui avaient disparu dans un sous-sol. Celle de Lila s’appelait Tina, comme l’enfant perdue. L’amitié des deux filles semble enracinée dans l’enfance et dans le drame de l’absence. Pourtant, elles ont de plus en plus de mal à communiquer : « elle recourait à l’italien comme à une barrière. J’essayais de la pousser vers le dialecte, notre langue de la franchise. Mais alors que son italien était traduit du dialecte, mon dialecte était toujours traduit de l’italien ; et nous parlions ensemble une langue fausse. » Et Elena, dont les livres ont du succès, se prend à les considérer mauvais parce qu’ils n’avaient pas su « exprimer la banalité non coordonnée, inesthétique, illogique, déformée, des choses. »

 La saga de « l’amie prodigieuse » est formidable en particulier parce que chaque personnage, enfant, adulte, senior, est mis en scène dans son épaisseur humaine et ses interactions parfois brutales. Elena a toujours détesté sa mère possessive, qui prétendait tout décider pour elle ; sa mère a toujours considéré sa fille comme une ingrate. Elena accompagne sa mère dans son agonie : « Les contacts avec le corps de ma mère, qui pendant qu’elle était en bonne santé, m’agaçaient, maintenant me plaisaient. » Juste après ses funérailles, elle se sent « comme lorsqu’à l’improviste il se met à pleuvoir fort, on regarde autour de soi et on ne trouve pas un endroit où se protéger ».

 

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