HistoireLivres24 septembre 20221Les cercueils de zinc

« Les cercueils de zinc », témoignage de Svetlana Alexievitch sur la guerre russe en Afghanistan (1989), résonne d’une manière particulière dans le contexte de la guerre en Ukraine.

 L’autrice a rencontré des dizaines de personnes impliquées dans le conflit : anciens combattants ou membres des services de santé en Afghanistan, mères ou épouses d’officiers et de soldats décédés.

À chacun de ses interlocuteurs, l’autrice demande pourquoi ils sont allés en Afghanistan. Les réponses sont contradictoires. Certains sont partis parce qu’ils croyaient servir une juste cause, comme dans la « grande guerre patriotique » ou comme les brigades internationales en Espagne. D’autres ont été enrégimentés contraints et forcés ; certains s’automutilèrent pour se faire réformer.

Aller en Afghanistan, c’était aussi échapper aux pénuries. « Il y avait trois rêves de soldats : acheter un foulard pour sa mère, une trousse de maquillage pour sa copine, un slip de bain pour lui, à l’époque c’était une chose introuvable en URSS. »

Les nouveaux étaient systématiquement spoliés de leurs effets personnels à leur arrivée. Ils étaient soumis de la part de leurs chefs à un dressage frisant la torture, et de la part des anciens à des bizutages immondes.

Et puis vient la confrontation avec la guerre dans toute son horreur. « Ce nouvel homme que vous êtes n’imagine plus, il connait l’odeur des entrailles en pleine chaleur, il sait que l’odeur des excréments et du sang humains ne peut être éliminée par aucune lessive. » Et encore : « je ne suis pas sûre qu’on l’avouerait ici, mais là-bas j’en ai entendu plus d’un me dire que tuer pouvait plaire, que tirer pourrait devenir un plaisir. »

La guerre russe d’Afghanistan, comme plus tard l’américaine, reposait sur un profond malentendu. « Une chose que vous devez comprendre, là-bas j’ai tiré sur des gens et en même temps, je respecte ce peuple, je l’aime. J’apprécie ses chansons, ses prières, elles sont calmes et infinies comme leurs montagnes. Mais j’ai sincèrement cru qu’on était moins bien dans une yourte que dans un immeuble de quatre étages, qu’il n’y a pas de culture possible sans cuvette de WC. »

Et cette anecdote. « Près de Bagam, nous sommes entrés dans un Kichlak (hameau), nous avons demandé à manger. Selon leurs lois, ils n’ont pas le droit de refuser une galette à un homme qui entre dans leur maison et qui a faim. Les femmes nous ont fait asseoir à leur table et nous ont donné à manger. Après notre départ, le village a lapidé à mort ces femmes et leurs enfants. Elles savaient qu’elles seraient tuées, mais elles ne nous ont pas chassés. Et nous arrivions avec nos lois… On entrait dans les mosquées sans se découvrir. »

Autre regard sur « l’ennemi ». « Quand on faisait des prisonniers, on s’étonnait de voir des gens maigres, épuisés, avec de grandes mains de paysans… Des bandits, ça ? C’était le peuple. »

Svetlana Alexievitch

Avec la politique de transparence (« Glasnost ») de Gorbatchev, les journaux ont commencé à critiquer la guerre d’Afghanistan. Ils la qualifiaient « d’aventure brejnévienne », de « crime », de « guerre honteuse ». « On fait de nous des malades mentaux, des malades, des drogués », se plaignent les anciens combattants. Ils ressentent comme une injustice d’être ainsi méprisés, alors que d’autres, des apparatchiks, les ont envoyés en enfer.

Pour terminer, l’image tragique de cette petite fille qui regarde son papa dans son cercueil de zinc. « J’ai soulevé la petite pour qu’elle lui dise adieu. Elle avait quatre ans et demi. Elle s’est mise à crier : papa est tout noir, j’ai peur ! Papa est tout noir. »

Et cette page d’humour noir russe. « Un officier en permission revient au pays. Il veut se faire couper les cheveux. La coiffeuse l’installe dans un fauteuil. – Comment ça se passe en Afghanistan ? – Ça se normalise. Quelques minutes après :  – Comment ça se passe en Afghanistan ? – Ça se normalise. Encore quelque temps après : – Comment ça se passe en Afghanistan ? – Ça se normalise. Il paye, il s’en va. Les autres coiffeurs demandent à la fille : – qu’est-ce qui t’a pris de le martyriser ? – À chaque fois que je luis parlais d’Afghanistan, ses cheveux se dressaient sur sa tête, c’était plus facile à couper. »

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