Livres1 septembre 20140Martin Eden

« Martin Eden », écrit par Jack London en 1909, est un magnifique roman qui parle d’amour, de littérature et des barrières de classes sociales.

 J’ai eu envie de lire « Martin Eden » à la suite de l’émission « Ça ne peut pas faire de mal » de Guillaume Gallienne diffusée par France Inter le 4 juillet. Dans la voix du comédien se percevait le souffle épique de cette œuvre magistrale. Elle est accessible gratuitement, en anglais, sur le Kindle d’Amazon.

Première édition de Martin Eden, en 1909
Première édition de Martin Eden, en 1909

Âgé de 21 ans, Martin Eden n’a pas d’instruction, si ce n’est celle de l’école de la vie : matelot embarqué sur toutes les mers du monde, chef de bande, fumeur et buveur, c’est un gros dur, taillé comme un athlète, d’une vitalité peu commune. Dans une rixe, il protège un jeune bourgeois, qui l’invite à dîner. C’est ainsi que Martin, maladroit et embarrassé dans ses habits et sa démarche de rustre, prend contact avec la famille Morse.

 Se hisser dans ce monde merveilleux

 Il tombe amoureux de Ruth Morse, de trois ans son aînée. Il est subjugué par la jeune femme : « elle était un esprit, une divinité, une déesse ; une telle beauté sublimée n’était pas de cette terre. » Il est aussi fasciné par le monde raffiné dans lequel Ruth se meut, un monde où l’on joue et écoute de la musique, où l’on goûte les aliments et le vin, où l’on prend plaisir à réciter de la poésie.

 Martin décide de se hisser dans ce monde merveilleux. Ruth accepte de lui servir de tutrice – on dirait aujourd’hui de le coacher. Martin vit auprès d’elle une expérience unique : « il avait été affamé d’amour toute sa vie. Sa nature était assoiffée d’amour. C’était une demande biologique de son être. Jusque là, il avait fait sans, et il s’était endurci en chemin. Il n’avait pas su qu’il avait besoin d’amour. Il ne le savait pas davantage maintenant. Il le voyait simplement à l’action, et cela l’électrisait, et il le trouvait bon, et haut, et splendide. »

 Ruth est lente à se rendre compte de ce qu’elle est tombée amoureuse de cet homme aux mains calleuses, venu d’un sous-prolétariat qui lui inspire crainte et dégoût. « Elle ne connaissait pas le vrai feu de l’amour. Sa connaissance de l’amour était purement théorique et elle le concevait chatoyant comme une flamme, gentil comme la rosée qui tombe ou la ride d’une eau calme, et frais comme l’obscurité de velours des nuits d’été. Son idée de l’amour était davantage celle d’une affection placide, servant l’être aimé dans une atmosphère éthérée avec des fragrances de fleurs et une lumière tamisée. Elle ne rêvait pas des convulsions volcaniques de l’amour, la chaleur torride et les gaspillages stériles de cendres desséchées. »

 La recréation de soi-même

 Sous la conduite de Ruth, Martin se lance à corps perdu dans la recréation de soi-même, l’acquisition de l’anglais parlé par la classe supérieure, l’assimilation des connaissances dispensées par les livres. Il se laisse modeler par Ruth, et Ruth s’enthousiasme à la tâche de modeler cet homme selon l’image de son idéal de l’homme. Martin est émerveillé par le monde nouveau qu’il découvre. « Il était torturé par l’exquise beauté du monde, et il souhaitait que Ruth fût là pour partager cela avec lui. Il décida qu’il décrirait pour elle des fragments de la beauté des Mers du Sud. L’esprit créatif en lui s’enflamma à cette idée et le poussa à recréer cette beauté pour un public plus large que Ruth. Et c’est alors que, en splendeur et en gloire, vit la grande idée. Il écrirait. »

 Martin a vécu la vraie vie avant d’en trouver la clé dans les livres. « La vie était si étrange et belle, remplie d’une immensité de problèmes, de rêves et de tâches héroïques (…) Il ressentait le stress et la tension de la vie, ses fièvres et ses sueurs et ses insurrections – c’était certainement cela la matière sur laquelle écrire ! Il voulait glorifier les leaders d’espoirs sans issue, les amants fous, les géants qui combattaient dans le stress et la tension, parmi la terreur et la tragédie, et faire la vie craquer avec la force de leur engagement. »

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 La vieille tragédie de l’insularité

 Il se met à écrire comme un bourreau de travail, ne dormant que cinq heures, des dizaines de contes, de romans, de poèmes. Il les adresse à des magazines, mais ils ceux-ci les rejettent irrémédiablement. Il souffre de la faim, met en gage sa bicyclette et son seul costume, celui qui lui permet de se rendre chez les Morse. Cette galère se poursuit pendant des mois et des mois. Martin croit en son génie et est convaincu qu’il va réussir. Il se sent de plus en plus seul. Ses sœurs et Ruth elle-même l’abjurent de chercher du travail, comme si les dix-neuf heures par jour qu’il consacre à l’écriture n’étaient qu’une distraction.

 À force de labeur, le génie de Martin s’est épanoui bien au-dessus de la culture bourgeoise qu’il avait tant admirée initialement chez les Morse. Ruth se désespère de ne pouvoir modeler cet homme, pourtant si plastique, de sorte qu’il fasse son trou dans son nid de pigeon à elle, le seul qu’elle connût. « Quand elle ne pouvait pas suivre Martin, elle croyait que la faute venait de lui. C’était la vieille tragédie de l’insularité essayant de servir de mentor à l’universel. »

 Martin ne parvient pas à vivre de sa plume. Sous la pression de ses parents, Ruth rompt avec lui. Son seul vrai ami, le poète maudit Brissenden, atteint de la tuberculose, met fin à ses jours. « Brissenden fut toujours une énigme. Avec le visage d’un ascète, il était, dans tout son sang pourtant défaillant, un voluptueux au plein sens du terme. Il n’avait pas peur de mourir, amère et cynique en ce qui concerne toutes les façons de vivre ; et cependant, alors qu’il mourait, il aimait la vie, jusqu’au dernier atome de la vie ».

 Riche, célèbre, seul et malade

 Martin a écrit tout ce qu’il avait à écrire, au prix d’un effort surhumain, de la misère, de la faim et du mépris. C’est alors que tout lui sourit, il devient la coqueluche du San Francisco littéraire, ses œuvres se traduisent et se vendent en Europe. Mais il se sent malade dans sa tête, profondément malade : Pourquoi, se demande-t-il, les éditeurs n’ont-ils pas apprécié mes œuvres alors qu’elles étaient déjà écrites ? Pourquoi m’invite-t-on à dîner maintenant ? N’est-ce pas en raison de fascination qu’exercent les gens célèbres plus que pour celui que je suis et les œuvres que j’ai produites ? « C’était du travail accompli ! Et maintenant, vous me nourrissez, alors qu’en ce temps-là vous me laissiez mourir de faim, vous m’interdisiez de franchir le seuil de vos maisons et me maudissiez parce que je ne voulais pas chercher du travail. Et le travail était fait, entièrement fait. »

 « Je suis malade, très malade, dit Martin. Malade à ce point, je ne l’avais jamais connu jusqu’à présent. J’ai toujours été sans crainte de la vie, mais je n’ai jamais rêvé d’être repu par la vie. La vie m’a tant rempli que je suis vide de tout désir pour quoi que ce soit. » Sous le projecteur de la gloire, Martin Eden se sent dans la vallée de l’ombre.

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