LivresPortugal20 avril 20240Misericórdia

« Misericórdia », publié par l’écrivaine portugaise Lídia Jorge en 2022 se présente comme un roman. C’est en réalité un texte composite censé écrit en 2019 et 2020 à la première personne par une dame en fin de vie, Dona Alberti, venue finir ses jours dans un Ehpad. L’auteur de « transhumances » a traduit les citations incluses dans cet article.

La mère de Lídia Jorge avait demandé à sa fille de raconter son expérience de l’Ehpad où elle succomba au Covid en mars 2020. Dona Alberti est donc son avatar, recréé à partir de son journal intime et de réflexions enregistrées sur un dictaphone.

Dona Alberti est l’une des 70 pensionnaires, femmes et hommes, de l’hôtel Paraiso (Paradis), ancien hôtel de luxe dans une station balnéaire, reconverti en Ehpad fréquenté par des personnes dépendantes issues de la bonne société portugaise. L’établissement n’est pas exempt des plaies qui minent beaucoup d’Ehpad : la dépersonnalisation, le manque de considération, l’exécution mécanique de tâches qui touchent à l’intimité des personnes.

L’un des membres du personnel, Anita Noronha, est promue directrice. « Transformée en Doutoura Noronha, elle perdit la paix du regard. À mon sens, elle n’avait pas été promue mais rétrogradée. »

Dona Alberti relève l’indifférence de certains membres du personnel. « J’eus beau leur dire bonjour, aujourd’hui c’est le dimanche de Pâques. Elles me passèrent mon tricot de peau et mon chemisier, m’enfilèrent mon pantalon et mes chaussettes et elles ne me voyaient pas, leurs rires passaient à côté de mon corps et au-dessus de ma tête. Elles me levaient les bras comme s’il s’agissait de pièces métalliques au  milieu d’une usine. » Ou encore : « rapidement, elles me mettaient mes chaussettes et mes chaussures, toutes les trois coordonnées comme si elles étaient sur une ligne de montage. »

Elle souligne l’absurdité de certaines situations. Un photographe intervient avec, visiblement, l’intention de tourner en dérision l’extrême vieillesse. Dona Alberti prend la tête d’un mouvement de refus et de résistance. Après la mort d’une pensionnaire, la psychologue convoque les pensionnaires et les invite à exprimer des motifs de joie et d’allégresse. Une pensionnaire l’interpelle : « regarde, pourquoi ne nous interroges-tu pas d’abord sur nos douleurs ? C’est de nos douleurs que nous souhaitons parler, afin de voir si nous pouvons alléger nos souffrances, et non des conneries dont tu parles. Pourquoi ne te tais-tu pas ? »

Le récit de Dona Alberti ne passe donc pas sous silence les moments noirs de la vie à l’hôtel Paraiso. Il n’a rien de glauque. Il est illuminé par des relations exceptionnelles qu’y noue la vieille dame. Lilimunde, une toute jeune femme venue de l’État de Para, au Brésil, entre dans sa chambre. « Le parfum de bergamote arrive d’abord. Puis entre Lilimunde avec son smartphone et la joie qu’elle a toujours. Elle s’occupe de mon corps avec lenteur et je lui demande de choisir le chemisier le plus léger. » Lilimunde tombe amoureux d’Edu, un étudiant hongrois. Lorsque celui-ci rentre au pays, elle décide de garder l’enfant qu’elle porte de lui. Dona Alberti revit par elle sa propre histoire lorsque, un demi-siècle auparavant, amoureuse d’un séducteur volage, elle avait donné naissance à une fille issue de leur éphémère rencontre. « Nous étions devenues sœurs, dit Dona Alberti de Lilimunde. L’amour de Lilimunde était vieux, très vieux. »

Dona Alberti est aussi fascinée par Ali, un jeune Marocain qui parle très peu le portugais. Ils partagent un seul mot : « strong », qui les caractérise tous les deux. Ali est agile, quand il sert à table il semble danser. Quand il pénètre dans la chambre, c’est un moment de bonheur. Un pensionnaire raciste raille son côté efféminé, lui pince les fesses quand il fait le service dans la salle à manger. Au désespoir de Dona Alberti, il doit quitter l’hôtel Paraiso. À son indignation, l’auteur de gestes déplacés ne sera jamais sanctionné : le client est roi !

Le départ d’Ali et le vol d’affaires personnelles plongent Dona Alberti dans un profond désarroi. Elle élabore un plan pour se laisser mourir de faim sans que nul ne s’en aperçoive. Mais la faim est plus forte que sa volonté. Et surtout, il lui reste tant de choses à vivre ! « Je reste vivante, dit-elle, parce que je continue à observer le changement. »

 

Elle reste vivante car elle se nourrit des vies de ceux qui l’environnent, qu’ils soient pensionnaires et membres du personnel. Elle reste vivante pour son attention aux petites choses, aux choses infimes. Elle vit pour apprendre et pour observer.

Peu à peu, un mot s’empare de son esprit : miséricorde. Elle ne supportait pas les quatre bigotes qui venaient réciter le chapelet pour le salut de son âme. « Maintenant la répétition ne m’agressait plus, je ne me disais pas que j’étais face à une preuve de la stupidité humaine, au contraire elle m’émouvait. Toujours la même soumission, toujours la même demande, toujours la même louange comme la pluie sur le toit, le vent dans les branches, les bruits incessants des vagues de la mer, Notre-Père, Ave Maria, priez pour nous qui recourrons à vous. »

Au début 2020, l’hôtel Paraiso est isolé du monde par crainte d’une épidémie qui s’en prend aux voies respiratoires. Une cadre s’approche et dit « soyez tranquilles, tout va bien, tout va bien, tout va bien… Moi qui ai vécu de nombreuses années je compris ce qu’elle voulait dire avec cette inutile répétition, tout va mal, tout va mal. »

Sous les assauts du Covid, le chaos l’installe. La directrice, l’encadrement, le médecin, une partie du personnel sont portés absents. Dona Alberti voit passer une employée, Judite, jusque là connue pour sa froideur. « Curieux. Elle passait avec les résidentes mortes à son cou avec une délicatesse que nul ne lui reconnaissait auparavant, quand toutes nous la craignions. Il est mystérieux, le sentiment de miséricorde, il n’a pas de rendez-vous pour entrer ou sortir de l’être humain. »

Misericórdia est un livre unique, et son autrice affirme qu’elle n’en écrira jamais de semblable. Il est nourri de l’expérience intime d’une mère et d’une fille, et en même temps d’une expérience collective d’affrontement à la mort par empoisonnement des voies respiratoires.

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