Grande BretagneLivres15 octobre 20130Aujourd’hui pour toujours

Le livre de Deborah Wearing, « Forever today, a memoir of love and amnesia » (Aujourd’hui pour toujours, un essai sur l’amour et l’amnésie, Corgi Books, 2005) constitue un bouleversant témoignage sur l’impact d’un sévère accident cérébral sur la vie d’un couple.

 En mars 1985, Clive Wearing est un musicien reconnu, chef d’orchestre, historien de la musique, présentateur d’une émission sur la BBC. Depuis sept ans, il vit avec Deborah Wearing, de 18 ans sa cadette. Ils s’étaient mariés dix-huit mois auparavant. La vie commune n’allait pas sans difficulté : Clive travaillait sept jours sur sept, ne prenait pas de vacances,  dépassait sa limite de résistance. Deborah raconte que les assiettes non lavées s’empilaient dans l’évier : « la vaisselle était ce qui provoquait une ondulation lorsqu’il y avait un glissement, un mouvement souterrain tirant les lignes de faille de notre mode de vie. »

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Lui qui se targue de n’être jamais malade, est soudain en proie à une forte fièvre et des douleurs de tête insupportables. Les médecins de quartier diagnostiquent la grippe. Il finit par être hospitalisé. Il faut plusieurs jours pour établir le bon diagnostic : il est victime d’une attaque virale très rare qui détruit des parties entières de son cerveau. Luttant plusieurs semaines entre la vie et la mort, il survit finalement. Mais il est privé de la zone du cerveau qui stocke la mémoire immédiate et la transforme en mémoire longue.

 Clive ne se souvient que des vingt à trente dernières secondes. « Depuis combien de temps suis-je malade, ne cesse-t-il de demander. Neuf semaines (ou neuf mois, ou neuf ans…) ; Je n’ai rien entendu, rien vu, rien touché, rien senti. C’est juste comme être mort. Qu’est-ce qu’être mort ? Réponse : personne ne sait. Je n’ai rien entendu, rien vu, rien touché, rien senti… Cela a été une longue nuit qui n’en finit pas… Combien a-t-elle duré ? » Dans son journal, Clive note l’heure et la minute où il s’éveille et se trouve totalement vivant. Mais d’autres moments exactement identiques ont été mille fois notés, et cela le trouble profondément : c’est bien son écriture, mais il n’a pas pu écrire cela…

 Il ne reconnait rien de son environnement, ni les choses ni les personnes. Le monde est en permanence en train de changer autour de lui. Incapable de penser que le problème est en lui, il ne cesse d’imaginer une grande machination qui altère en permanence les décors.

 Pour Clive, la vie s’est transformée en cauchemar. Deborah raconte des séances de psychothérapie : « il se ressentait humilié, couvert de honte par son ignorance de tout sauf le fait de s’être juste éveillé. Quand il était clair qu’il était sur le point d’exploser, je suggérais une pause et, après un moment dans le couloir, l’arrivée du café, l’ardoise était complètement effacée. Les psychologues proposaient de reprendre : êtes-vous prêt à revenir, M. Wearing ? Revenir ? Je ne vous ai jamais vu auparavant, disait-il ».

 La musique constitue le seul échappatoire. La musique est toute entière dans le présent, structuré par une mélodie et un rythme. Clive n’a pas perdu la mémoire procédurale, et peut lire et interpréter avec talent une partition, et même diriger un chœur. Mais une fois le morceau achevé, il retombe dans le néant d’une vie sans continuité ni sens.

 Les passages les plus touchants de ce beau livre sont ceux où Deborah raconte son expérience intime du désastre qui accable son mari et leur couple. Elle cherche à comprendre la maladie qui frappe Clive. Elle milite pour la reconnaissance des blessures du cerveau et la création de lieux d’accueil pour ceux qui en sont les victimes, à commencer par son mari. En 1986, elle persuade Jonathan Miller de réaliser pour la BBC un documentaire intitulé « Equinoxe : prisonnier de la conscience », qui rencontre un immense succès. Elle crée et dirige une association.

 Puis, elle décide de prendre du champ. Bien que profondément amoureuse de Clive, elle part vivre aux Etats-Unis pour refaire sa vie, avoir des enfants, mener une vie normale. « En ce qui concerne mon cœur, écrit-elle, c’était un paquet de dichotomies ambulantes – amoureuse avec un mari dont j’étais en train de divorcer et avec lequel je ne pouvais pas vivre. Voulant être seule, mais incapable de l’être. Ne voulant pas traverser la vie sans avoir d’enfants, mais ne voulant avoir d’enfants avec quiconque, si ce n’est Clive. Je ne pouvais supporter l’Angleterre, mais je n’étais pas autorisée à rester aux Etats-Unis. »

 Deborah porte en elle une plaie ouverte. C’est une expérience religieuse, la rencontre avec l’Amour absolu, Dieu, qui changera sa vie. Elle renonce à son projet de reconstruire sa vie sur un autre continent, se marie de nouveau avec Clive, dans une cérémonie religieuse, cette fois, et consent à une vie totalement atypique, amoureuse et pourtant irréductiblement séparée.

 J’ai trouvé ce livre exceptionnel. Il décrit méticuleusement un cas clinique ahurissant, dont le neuropsychiatre Oliver Saks rend compte abondamment dans son livre Musicophilia. Mais il livre surtout, avec une franchise admirable, une bouleversante expérience humaine, affreusement douloureuse mais transfigurée par l’amour.

 « Forever today » a été traduit en allemand et en italien. Une traduction française serait bienvenue !

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Clive et Deborah Wearing le jour de leur mariage

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