Álvar Nuñez Cabeza de Vaca (1488-1559), héros du film “Cabeza de Vaca” du réalisateur mexicain Nicolás Echevarría, a écrit deux récits à destination de Charles Quint. L’un, « naufragios » raconte les naufrages sur les côtes de Floride où sombrèrent la plupart des hommes et des chevaux de l’expédition à laquelle il participait, suivis de l’épopée de quatre survivants à pied sur des milliers de kilomètres jusqu’à la côte du Pacifique.
Dans le second récit, intitulé « Comentarios », il défend son bilan comme gouverneur du Rio de la Plata de 1540 à 1544. Évincé de son poste par une rébellion des colons, il fut renvoyé en Espagne, emprisonné, jugé, envoyé en exil à Oran avant d’être finalement gracié.
C’est à Naufragios que nous nous intéressons ici. Les derniers bateaux sont perdus sur la côte du Texas, non loin de l’estuaire du Colorado. Les marins jetés à terre sont plongés dans des conditions extrêmes. « Cinq chrétiens en arrivèrent à une telle extrémité qu’ils se mangèrent les uns les autres, jusqu’à ce qu’il n’en restât qu’un seul qui, restant seul, n’eût personne qui le mangeât. Leurs noms étaient : Sierra, Diego Lòpez, Corral, Palacios, Gonzalo Ruiz. »
Les années de captivité
Les quelques survivants sont dispersés et réduits en captivité par les « Indiens ». « Ce sont ainsi six années que je restais seul parmi eux et nu, comme ils l’étaient tous », raconte Cabeza de Vaca. Un groupe de quatre « chrétiens » finit par se réunir et entreprendre le chemin vers la côte pacifique. où ils feront leur jonction avec les autorités de la Nouvelle Espagne (Mexique).
Outre Álvar Nuñez Cabeza de Vaca lui-même, il y a Alonso del Castillo Maldonado, natif de Salamanque, Andrés Dorantes, natif de Béjar et Estebanico, noir arabe, natif d’Azemor (aujourd’hui Azemmour au Maroc).
Bien que relégué au second plan derrière les « chrétiens », Estebanico joue un rôle important dans l’expédition. « Nous avions à l’égard (des indiens) beaucoup d’autorité et de gravité, et pour conserver cela nous leur parlions rarement. Le noir leur parlait toujours, s’informait des chemins que nous souhaitions emprunter, des villages qu’il y avait et des choses que nous souhaitions savoir. »
C’est qu’après six ans de captivité, Cabeza de Vaca avait acquis une réputation de thaumaturge, qui se répandait d’un village à l’autre. Il ne semble pas que sa capacité de guérir lui ait été enseignée par un chamane, comme le suggère le film d’Echevarria. Il ne prescrit pas de plantes médicinales. Il impose les mains et bénit les malades du signe de la croix. Il opère aussi des actes de chirurgie, probablement appris sur les navires. Il reste fervent chrétien. Lorsqu’il souffre les affres de la faim, de la soif, des attaques de moustiques et de la maladie, il « pense à la passion de notre Rédempteur Jésus-Christ et au sang qu’il répandit pour moi ».
Fils du soleil
Cabeza de Vaca et ses trois camarades sont réputés « fils du soleil », « venus du ciel ». De village en village, ils sont accueillis en majesté. On leur apporte de quoi manger, même dans les communautés qui souffrent de la faim. De leur côté, ils redistribuent largement ce qu’ils ont reçu.
Après des années de vie partagée avec les indiens, « des gens très joyeux » qui, « même lorsqu’ils ont faim, ne cessent de danser et de faire la fête », ils rencontrent enfin « des hommes qui portaient la barbe comme nous et qui étaient également venus du ciel ». Mais cette rencontre est lourde de désillusions. Les indiens leur racontent en effet « comment les chrétiens étaient entrés dans le territoire, comment ils avaient détruit et brûlé les villages, comment ils avaient emmené la moitié des hommes et toutes les femmes et enfants, et comment ceux qui avaient pu s’échapper de leurs mains avaient pris la fuite. »
« Nous trouvâmes le territoire dépeuplé, parce que les habitants avaient fui dans les montagnes, sans avoir de maison ni de champ, par crainte des chrétiens. Nous en conçûmes beaucoup de peine en voyant la terre très fertile et belle et riche en eaux et en fleuves, et en voyant les lieux dépeuplés et brûlés et les gens si maigres et malades, fuyant et se cachant, qui ne plantaient pas malgré la faim, survivant d’arbres et de racines. »
Le chemin juste
Les indiens « disaient que les chrétiens mentaient, parce que nous venions d’où le soleil se lève, et eux d’où il se couche ; et que nous guérissions les malades, et eux tuaient ceux qui étaient sains ; et que nous venions nus et sans chaussures, et eux vêtus, à cheval avec des lances ; et que nous n’avions aucune espèce d’avidité, que tout ce qu’ils nous donnaient, nous le donnions à notre tour de sorte qu’il ne nous restait rien, et les autres n’avaient d’autre but que de voler tout ce qu’ils trouvaient, et qu’ils ne donnaient jamais rien à personne. »
Par son récit, Cabeza de Vaca témoigne au roi que « pour que ces gens aient envie d’être chrétiens et d’obéir à la majesté impériale, il faut les traiter correctement, et que ceci est le chemin juste, et l’autre non. »
L’aventure avait pourtant mal commencé. « Les indiens attrapèrent une maladie de l’estomac, de laquelle mourut la moitié d’entre eux, et ils crurent que nous étions ceux qui les tuaient. » Nous savons aujourd’hui que les explorateurs portaient avec eux des maladies inconnues, dont les indigènes ne portaient pas d’anticorps, ce qui amenait un taux de mortalité élevé. Paradoxalement, ceux qui furent ensuite considérés comme des envoyés du ciel pour guérir les malades furent d’abord, à leur insu, des tueurs.
Nuñez Cabeza de Vaca est un conquistador. Il croit fermement en la supériorité de la civilisation « chrétienne » et dans la mission évangélisatrice. Mais les années passées au sein de communautés amérindiennes l’ont amené à comprendre de l’intérieur la manière dont ces groupes humains s’organisent pour vivre, et parfois survivre quand rôdent la faim et la menace des ennemis. Il dit avoir appris six langues indigènes, ce qui ne permettait pas de se faire entendre partout, tant les différences linguistiques étaient grandes d’une tribu à l’autre. Lorsqu’il entre en contact avec la colonisation dans son versant le plus brutal – mise en esclavage, politique de la terre brûlée – c’est le dégoût qui le saisit.
Cinq siècles plus tard, la reconnaissance des cultures autres comme un élément du patrimoine de l’humanité reste un enjeu de première importance.