Joseph Anton

Le récit autobiographique de Salman Rushdie, « Joseph Anton », est un livre passionnant, nourri d’un parcours personnel unique et d’années de clandestinité.

 On a parfois qualifié l’œuvre littéraire de Salman Rushdie comme un « réalisme magique ». Rushdie, né à Bombay en 1947 mais arrivé en Grande Bretagne à l’âge de 14 ans, a commencé sa vie professionnelle dans la publicité ; dans ce métier, il s’agit de donner une personnalité et une âme à des objets matériels. Ses livres, en particulier celui qui allait le rendre mondialement célèbre, les Versets Sataniques, mêlent dans une surabondance de mots et d’images le monde réel et le rêve. Il se reconnait une parenté avec Rabelais, Gogol et Kafka. Du jour au lendemain, sa vie allait basculer dans le Rabelaisien, le Gogolien et le Kafkaïen.

 Joseph Conrad, Anton Tchekhov

 Le jour de la Saint Valentin 1989, l’Ayatollah Khomeiny émet une « fatwa » – un décret religieux – incitant les Musulmans du monde entier à assassiner le blasphémateur Rushdie. En l’espace de quelques heures, il devient un homme traqué, sous haute protection de la police britannique, dépendant de ses amis pour trouver un toit pour quelques jours ou quelques semaines, toujours à la merci d’une dénonciation ou d’une indiscrétion. La police lui demande de choisir un pseudonyme. Il opte pour Joseph Anton, Joseph pour Conrad, Anton pour Tchekhov. Pour les hommes chargés de sa protection, il devient « Joe ». Lui ne rêve que d’une chose : quitter les habits du fugitif Joseph Anton et habiter de nouveau, librement, la vie de l’écrivain Salman Rushdie.

 L’épreuve durera douze ans, jusqu’à ce que les responsables de la sécurité publique lui annoncent que le niveau de menace est tombé à un niveau tel qu’une protection n’est plus nécessaire. Ce sont des années d’inconfort, de peur et surtout d’humiliation, par exemple celle de se cacher pendant de longues heures derrière un placard lorsqu’un plombier intervient dans la maison. « Il se rappelait quelque chose que Günter Grass lui avait dite à propose de perdre : que cela vous enseigne des leçons plus profondes que de vaincre. Les vainqueurs pensent que leurs vues et celles de leur monde sont justifiées et validées, et ils n’apprennent rien. Les perdants ont du réévaluer tout ce qu’ils avaient cru vrai et digne de se battre, et pour cela ils avaient l’opportunité d’apprendre, à la dure, les leçons les plus profondes que la vie avait à enseigner ».

 La liberté n’est toujours prise, jamais donnée

 La principale leçon était la suivante « la liberté est toujours prise, jamais donnée ». Ou encore : « il y a plus de dignité à être un combattant qu’une victime ». Et puis : « comme tu combats une bataille qui peut te coûter la vie, est-ce que la chose pour laquelle tu te bas mérite de perdre ta vie ? »

 Ces leçons ont été durement apprises. Rushdie raconte l’erreur qu’il commit en cherchant le dialogue avec des autorités islamiques en se proclamant un musulman dévot alors que ses convictions étaient athées. Il croyait possible de lever le malentendu, de se faire aimer de ses ennemis. Il découvrit trop tard que ses ennemis attendaient de sa part qu’il renie les Versets Sataniques. Mais comme création artistique, un livre ne peut être rétracté ou renié. Honteux de son pacte avec le diable, Rushdie se jura de mener jusqu’au bout la lutte contre le fondamentalisme.

 Comment vaincre le terrorisme ? En n’étant pas terrorisé

 « Le fondamentaliste, écrit-il après le 11 Septembre, cherche à abattre bien plus que des bâtiments. Ces gens-là sont contre – simplement pour proposer une brève liste – la liberté de parole, un système politique pluraliste, le suffrage universel adulte, le gouvernement responsable de ses actes, les Juifs, les homosexuels, les droits des femmes, le pluralisme, le sécularisme, les minijupes, la danse, les hommes glabres, la théorie de l’évolution, le sexe… Le fondamentaliste croit que nous ne croyons en rien. Dans sa vision du monde, il a ses certitudes absolues, alors que nous sommes noyés dans des complaisances lascives. Pour montrer qu’il a tort, nous devons d’abord savoir qu’il a tort. Nous devons être d’accord sur ce qui compte : embrasser dans des lieux publics, les sandwichs au bacon, le désaccord, l’excès dans la mode, la littérature, la générosité, l’eau, une distribution plus équitable des ressources mondiales, les films, la musique, la liberté de pensée, la beauté, l’amour. Ce seront nos armes. Ce n’est pas en faisant la guerre, mais en choisissant de vivre une vie sans frayeur, que nous les vaincrons. Comment vaincre le terrorisme ? En n’étant pas terrorisé. Ne laissez par la peur régir votre vie. Même si vous êtes effrayé. »

 Le combat contre le fondamentalisme est compliqué par la division de l’opinion en Grande Bretagne. Les Eglises disent « comprendre l’émotion du monde musulman ». Le tabloïde Daily Mail mène, pendant des années, une campagne pour que cesse une protection policière « aux frais du contribuable pour un homme qui n’a rien fait pour son pays ». Les autorités politiques et policières sont promptes à l’accuser de s’être mis lui-même dans sa situation en écrivant un livre provocateur.

 Rushdie ressent l’injustice de ces critiques qui, poussées à l’extrême, le laisseraient à la merci de ceux qui le traquent. Mais il a choisi le combat pour la liberté, pour sa liberté devenue emblématique de la liberté d’expression dans le monde. Il intervient sur la scène politique, militant pour que les Etats occidentaux fassent pression sur l’Iran pour que la fatwa soit annulée. Il se rend à des invitations dans le monde entier et profite des tribunes qui lui sont offertes pour plaider la cause. A chaque fois, il faut négocier pas à pas des espaces de liberté supplémentaires avec des responsables de sécurité qui jouent la carte du « risque zéro » ; le Raid français n’est pas loin, à ce jeu, de remporter la palme du manque de  finesse. Son objectif est de sortir libre de ce carcans ; il y parvient, deux mois par an, à l’occasion de séjours d’été aux Etats-Unis ; il ne l’obtiendra en Grande Bretagne qu’après des années de minuscules avancées suivies de reculs.

 

Salman Rushdie

Dans l’intimité de Salman, alias Joe

 « Joseph Anton » est un récit de guerre dans lequel jour après jour le héros mène ses batailles. Mais il est plus que cela. Il nous fait pénétrer dans l’intimité de Salman Rushdie devenu Joe, de sa relation avec son ex-femme Clarissa, avec son fils Zafar qui deviendra adolescent puis jeune adulte pendant l’épreuve, avec son imprévisible seconde épouse Marianne, avec Elizabeth, le soleil de ses premières années de clandestinité, la mère de son second fils Milan et sa troisième épouse, et avec sa quatrième épouse, la très belle et très nombriliste Padma. Le récit est alimenté par le journal intime de l’écrivain, et suit au plus près les hauts et les bas de ses sentiments.

 J’ai été ému par le récit de la mort de Clarissa à la suite d’une récidive de cancer. Clarissa est dans le coma. « Il se pencha sur elle et l’embrassa trois fois sur le côté de la tête – et bang, elle se releva soudain et ouvrit les yeux. « Ho la la, quel baiser ! pensa-t-il, puis elle se tourna et le regarda face à face et lui demanda avec la terreur dans le regard, « je ne suis pas en train de mourir, n’st-ce pas ? » « Non, mentit-il, tu es juste en train de te reposer », et pour le reste de sa vie il se demanda s’il avait eu raison de mentir. S’il posait une telle question sur son lit de mort, il souhaiterait qu’on lui dise la vérité mais il avait vu la terreur en elle et il n’avait pas été capable de prononcer les paroles ».

 Profondément humain

 Salman Rushdie a la dent dure contre ses ennemis, et on a parfois l’impression qu’il règle des comptes. Mais il a un parti pris d’honnêteté : c’est souvent contre lui-même, ses erreurs et ses faiblesses, qu’il s’en prend. Et surtout, il croit que des relations détériorées peuvent se rétablir. En guerre avec son père depuis son enfance, il finit par faire la paix avec lui ; au terme d’un divorce à haute intensité de haine, il trouve avec sa troisième épouse Elizabeth le chemin d’une relation amicale.

 Son livre est profondément humain. C’est aussi un formidable hommage à la littérature. « La littérature essayait d’ouvrir l’univers, d’accroître, même seulement de manière légère, la somme totale de ce que les êtres humains peuvent percevoir, comprendre, et donc, finalement, être. La grande littérature allait aux limites du connu et repoussait les frontières du langage, de la forme et de la possibilité pour faire que le monde se sente plus grand, plus large qu’auparavant. »

Danyel Waro en concert

Danyel Waro, musicien et poète qui a popularisé à La Réunion la musique des esclaves, le maloya, a donné un remarquable concert le 8 décembre au Théâtre de Plein Air de Saint Gilles.

 Accompagné de cinq musiciens, Waro tint  la scène pendant pas moins de quatre heures, alternant des morceaux rythmiques au bord de la transe et des mélodies douces et mélancoliques. Un moment particulièrement émouvant fut sont interprétation en créole, s’accompagnant au tambour, de « nuit et brouillard » de Jean Ferrat. La voix du chanteur est parfois à la limite de la déchirure, et un frisson traverse le public comme portée par une onde. Dans une interview avec Le Quotidien de la Réunion, il décrivait ainsi le projet de cette soirée dans un auditorium de mille places sous les étoiles : « mi sa rakont sak i toush a mwin, sak i anrag a mwin, sak y rampli a mwin lénergi. Mi plèr, mi ri. Mwin la u la shans rancontr lamour. Mi rakont la limièr lé an mwin » (je raconte ce qui me touche, ce qui me fait enrager, ce qui me remplit d’énergie. Je pleure, je ris. J’ai eu la chance de rencontrer l’amour. Je raconte la lumière qui est en moi).

Danyel Waro accorde une grande importance aux textes de ces chansons, à leur force poétique. En cela, et aussi pour l’aspect physique, il fait penser à Léo Ferré ou Julos Beaucarne. Il est aussi si attentif à la qualité du son qu’il tient à fabriquer lui-même ses instruments. Le site botanique.be mentionne le kayanm, instrument plat construit à partir de tiges de fleurs de canne et rempli de fraines de safran sauvage ; le bobou calebasse avec une corde tendue sur un arc ; le roulèr, gros tambour à partir d’une barrique de rhum sur laquelle on tend une peau de bœuf. A un moment du concert, le chanteur s’accompagne seulement du roulement de grains de riz au fond d’un van.

Botanique.be demande à  Danyel Waro ce qui caractérise son art : « Pour moi, le maloya, c’est d’abord le mot. Je cherche la cadence, l’image, le rythme dans le mot. Grâce au maloya, j’ai pris du recul par rapport à la philosophie cartésienne et aux jugements trop personnels. Le maloya m’a remis en accord avec la Réunion, les gens, notre langue.« 

Né en 1955 d’un père agriculteur dans les hauts du Tampon, sur les flancs du Piton de la Fournaise, Danyel Waro vit une enfance austère, dans une case sans eau ni électricité. Il se passionne pour la musique en écoutant Georges Brassens sur un poste à transistors. Emprisonné en France pendant deux ans pour avoir refusé de faire son service militaire, il adhère à son retour au Parti Communiste Réunionnais, et c’est par l’engagement politique qu’il découvre le maloya, la musique des esclaves interdite d’antenne par l’administration française, et devenue symbole de révolte et d’émancipation. Aujourd’hui, il n’est plus affilié au parti, et s’exprime sur les questions politiques de manière indépendante. Peut-être est-ce de l’embourgeoisement, peut-être de la sagesse, observe-t-il.

 Il a reçu en 2010 le Womex Award, prestigieuse récompense décernée par les professionnels des musiques du monde. Le concert de Saint Gilles a confirmé les qualités exceptionnelles de cet homme, professionnel de la musique rigoureux et poète inspiré.

Au Musée de Villèle de Saint Gilles les Hauts, une exposition est consacrée au maloya, avec en particulier la présentation d’œuvres de Nelson Boyer, sculpteur né en 1973.

Sculpture de Nelson Boyer présentée au Musée de Villèle. Photo « transhumances »

Shalimar le Clown

Salman Rushdie. Photo The Guardian

Salman Rushdie était récemment l’invité de La Grande Librairie, l’émission de France 5 animée par François Busnel. Il présentait son autobiographie, « Joseph Anton ». Il y a quelques années, j’avais écrit une note de lecture de Shalimar le Clown, une œuvre majeure de l’écrivain (Feux Croisés, Plon, 2005).

 Max Ophuls, Ambassadeur des Etats-Unis chargé de mission antiterroriste, meurt égorgé lorsqu’il se rend à Los Angeles chez sa fille India. Le crime pourrait être politique : l’assassin se présente comme Shalimar le Clown. C’est un musulman du Cachemire, passé dans la résistance à l’armée indienne, puis dans les réseaux islamistes radicaux, des maquis d’Algérie à l’île philippine d’Isabela. En réalité, Shalimar le Clown a un compte à régler avec l’Ambassadeur : sa femme Boonyi l’a en effet quitté pour échapper à sa vie provinciale et est devenue la maîtresse de l’homme de pouvoir. Aveuglé par la haine, il a juré de tuer l’un et l’autre.

 Le drame de Shalimar le Clown est parallèle à celui de son pays. Il naît à Pachigam, le village des comédiens itinérants. « La maison familiale était située près d’une petite rivière loquace, le Muskadoon, dont le nom signifiait rafraîchissante et dont l’eau était agréable à boire mais glaciale pour celui ou celle qui s’y baignait parce qu’elle dévalait des hautes neiges éternelles où les divinités hindoues, torse et seins nus, jouaient tous les jours aux jeux de l’éclair et du tonnerre. » Hindous et musulmans y vivaient en bonne intelligence. Le village était réputé pour la qualité de ses spectacles traditionnels et pour savoir cuisiner le banquet des Trente Six Plats Minimum. Shalimar était clown funambule. « Ne considère pas la corde comme une ligne rassurante courant dans l’espace, lui dit son père. Considère-la comme une ligne d’air ramassée. Ou considère l’air comme quelque chose qui se prépare à devenir corde. La corde et l’air sont une unique et même chose. Quand tu sauras cela, tu seras prêt à voler. La corde se dissoudra et tu marcheras dans l’air en sachant que ce dernier te porte et t’emmènera partout où tu veux aller. »

 Fanatisme

 Le fanatisme se déchaîne sur la vallée du Cachemire. Face à l’armée indienne qui pratique une politique de terreur, un mouvement de résistance nationale se forme, auquel se joint Shalimar. La vie est dure pour les combattants : « comment l’avenir pourrait-il commencer quand le présent étouffait tous et tout ? Ils redoutaient la trahison, la capture, la torture, leur propre lâcheté (…). Ils redoutaient par-dessus tout l’hiver (…). Quand il n’y avait plus rien d’autre à faire que d’attendre de se faire arrêter, frissonner dans des mansardes sans amour et rêver de l’inaccessible : les femmes, le pouvoir et la richesse ».

 La résistance se scinde, et Shalimar rejoint le « mollah d’acier » allié au Pakistan. « Le mollah d’acier dit qu’on ne peut répondre à la question de la religion qu’en étudiant la condition du monde. Quand le monde est en pleine confusion, Dieu n’envoie pas une religion d’amour. Dans de tels moments, il envoie une religion martiale, il exige que nous chantions des hymnes guerriers et écrasions l’infidèle. (…) Dans le monde de la vérité, il n’y a pas de place pour la faiblesse, la tergiversation ou les demi-mesures ». Shalimar devient « une personne de valeur et d’importance, comme le sont les assassins. Il avait cinq passeports différents, parlait correctement l’arabe, le français de base et un mauvais anglais, et s’était ouvert des voies, des voies dans le monde réel, le monde invisible, qui le conduiraient où il voudrait aller quand viendrait l’heure de l’Ambassadeur. Il repensa à son père qui lui apprenait à marcher sur un fil, et s’aperçut qu’emprunter les chemins secrets du monde invisible était exactement la même chose. Une fois que vous aviez appris à les utiliser, vous aviez l’impression de voler, comme si le monde illusoire où la plupart des gens vivaient disparaissait et que vous voliez dans les cieux sans même avoir besoin de monter dans un avion. »

 Résistance

 L’histoire de Max Ophuls est, elle aussi, liée à une résistance. Juif alsacien, il rejoint l’armée de l’ombre, gagnant aux commandes d’un prototype d’avion Bugatti le surnom de Juif Volant, puis, infiltré dans le lit de la secrétaire d’un officier allemand, est protagoniste de l’opération « Mordre la Panthère ». Il passe au service des Etats-Unis et est l’architecte des accords monétaires de Bretton Woods : « l’avenir naissait, et on lui demandait d’en être l’accoucheur ». Il a rencontré sa femme, Peggy, dite « la Ratte grise », dans les milieux de la Résistance. Celle-ci s’avère être une piètre amante : « le cœur n’y était pas ; elle avait été façonnée par la résistance et ignorait les joies de l’abandon ». Max multiplie les conquêtes féminines. Il devient Ambassadeur en Inde à un moment délicat des relations américano-indiennes. En assistant au spectacle des comédiens itinérants de Pachigam, il est subjugué par la beauté de Boonyi, la danseuse étoile. Celle-ci rêve de gloire. « J’ai juré de saisir ma chance quand elle se présenterait, dit-elle, et la voilà, qui me dévisage et bat des mains comme un idiot », pense-t-elle. L’existence dorée de Boonyi à New Delhi, organisée par Max, tourne au cauchemar. Dépendante des médicaments et de la nourriture, elle devient obèse. Au moment où elle va être abandonnée par Max, elle lui annonce qu’elle est enceinte.

 Peggy va s’approprier la petite fille, nommée India Ophuls, et renvoyer Boonyi à Pachigam où les habitants l’ont déclaré morte. Boonyi vivra une vie de marginale dans une cabane loin du village, attendant que Shalimar vienne l’assassiner. « Son corps racontait l’histoire de sa vie. L’obésité de son époque de folie était finie mais avait laissé ses plaies, les veines rompues, la peau trop lâche. Elle voulait qu’il voie son histoire, qu’il lise le livre de sa nudité avant de faire ce qu’il était venu faire (…). Ses années d’exil étaient inscrites sur son corps et il fallait qu’il sache son histoire. Elle voulait qu’il sache qu’à la fin de l’histoire de son corps, elle l’aimait encore, ou de nouveau, et depuis toujours. Elle ne portait aucun vêtement, surveillait la cuisson de son repas sur le feu doux et attendait. »

 Enfer

 India vit une enfance malheureuse et une adolescence révoltée auprès de la Ratte Grise en Angleterre. Elle est sauvée par Max, qui l’appelle auprès de lui en Californie. Max disait aimer en Los Angeles ce qui est souvent considéré comme des défauts. « Il prétendait admirer le fait que la ville n’ait pas de centre névralgique. L’idée d’un centre était selon lui démodée, oligarchique, c’était un anachronisme arrogant : croire en une telle chose, c’était consigner l’essentiel de la vie à la périphérie, marginaliser et, de ce fait, dévaluer. L’étendue hétérogène et décentrée de ce gigantesque « blog » invertébré, cette méduse de béton et de lumière, faisait d’elle la vraie ville démocratique du futur ».

 India part au Cachemire sur les traces de sa mère et devient Kashmira Ophuls. Comme Boonyi, elle attend Shalimar le Clown pour un ultime face à face.

 « Au Cachemire, disait Max, c’est le paradis lui-même qui disparaît ; le ciel sur terre est en train d’être transformé en enfer vivant. » La guérilla islamiste fait des raids pour terroriser la population, obliger les femmes à se voiler, contraindre la tente – cinéma à n’admettre que des fidèles musulmans. De son côté, l’armée indienne, basée près de Pachigam dans le camp surmommé « Elasticnagar » pour sa propension à s’étendre, pratique une répression systématique et importe des Balkans le concept de « nettoyage ethnique ».

 Qui brûla ce village ?

 « Il y avait six cent mille soldats indiens au Cachemire, mais ils n’empêchèrent pas le meurtre des pandits, on se demande pourquoi (…). Quand le Gouvernement construisit enfin des campements, cela ne permit qu’à six mille familles de rester dans l’Etat, le reste étant dispersé dans tout le pays où elles resteraient invisibles et impuissantes, on se demande pourquoi (…). Il y avait un cabinet pour trois cents personnes dans de nombreux camps on se demande pourquoi et les dispensaires médicaux manquaient de produits de première nécessité on se demande pourquoi et des milliers de personnes déplacées moururent à cause d’une alimentation et d’un abri inadéquats on se demande pourquoi (…) et les pandits du Cachemire restèrent à pourrir dans leurs campements – taudis pendant que l’armée se battaient pour la vallée ensanglantée et brisée, à rêver du retour, à mourir en rêvant du retour, à mourir après que le rêve de retour fut mort et ils ne purent même pas rêver de retour, on se demande pourquoi on se demande pourquoi on se demande pourquoi on se demande pourquoi on se demande pourquoi ».

 « Qui alluma cet incendie ? Qui brûla ce village ? Qui abattit ces deux frères qui avaient ri toute leur vie ? Qui tua le sarpanch ? Qui brisa ses mains ? Qui brisa ses bras ? Qui brisa son vieux cou ? ». Là où se trouvait autrefois Pachigam près de l’insouciante Muskadoon, là où ses petites rues allaient de la maison du pandit à celle du sarpanch, là où Adbullah grandit et où Boonyi dansait et où Shivshankar chantait et où Shalimar le Clown avançait sur son fil suspendu comme s’il marchait sur l’air, il ne reste plus rien d’une habitation humaine ».

 Faussaires

 Noman n’aime pas son nom et se fait appeler Shalimar. Max est devenu Sébastien Brant dans la clandestinité. Bhoomi, dont le nom signifie « la terre » dit : « mon nom est boue, boue et terre et pierre, je n’en veux pas. » Elle préfère Boonyi, terme local pour désigner l’arbre céleste du Cachemire, le chinar. Le pandit de Pandigam et le colonel d’ »Elasticnagar » souhaitent changer de patronyme, mais se résignent à accepter leur destin patronymique. India devient Kashmira.

 Max a été un faussaire génial pendant la résistance, mettant son métier d’imprimeur au service de combattants en quête de faux papiers. Boonyi elle-même se définit comme une faussaire : « je serai la contrefaçon parfaite d’une femme aimante et tu recevras de moi le simulacre parfait de l’amour », pense-t-elle en pensant à Max.

 Entre la vérité fanatique et terrorisante du mollah d’acier suivi par Shalimar dans la poursuite d’une vengeance implacable et les accommodements du mensonge, la voie est étroite.

Hans Küng

Hans Küng, photo The Guardain

Le compositeur britannique britannique Jonathan Harvey vient de donner au Royal Festival Hall la première de sa symphonie « Weltethos », inspirée de l’œuvre du théologien Hans Küng.

 Hans Küng, 84 ans, est une figure marquante du Christianisme. Il y a une trentaine d’années, j’avais été passionné par sa christologie, imprégnée par la pensée de Hegel (Incarnation de Dieu, 1970, traduction française DDB 1973). Sa fondation Siftung Weltehos (fondation pour une éthique globale) milite en faveur d’un dialogue approfondi entre les religions, les religions monothéistes mais aussi le Confucianisme, le Bouddhisme et l’Hindouisme.

 Dans une interview donnée à Kate Connolly, du Guardian, il indique que la seule voie de réforme de l’Eglise Catholique est à partir de la base. Il appelle les chrétiens, y compris les prêtres, à se soulever et à cesser d’être serviles.

 Sa relation avec l’actuel pape, Ratzinger, est compliquée. Ils étaient ensemble étudiants à Tübingen. L’austère Ratzinger roulait à bicyclette, le flamboyant Küng en Alfa Romeo Giulietta. Après le soulèvement de 1968, l’un évolua vers des positions de plus en plus conservatrices. L’autre devint le porte-parole d’un prophétisme chrétien dont on peut craindre qu’il devienne de plus en plus inaudible… sauf s’il se vêt des atours d’une symphonie !