À l’heure où la Russie étouffe de nouveau sous la chape de plomb d’un régime dictatorial, « tout passe », ouvrage écrit par Vassili Grossman en 1963 retrouve une étrange actualité. J’ai lu ce texte dans la traduction de Jacqueline Lafond, éditée par Calmann-Lévy.
Le 5 mars 1954, il y a soixante-dix ans, « Staline mourut sans qu’aucun plan l’eût prévu, sans instruction des organes directeurs. Staline mourut sans ordre personnel du camarade Staline. » Le procès des « blouses blanches », ces médecins accusés d’avoir voulu assassiner des hauts dignitaires du régime, ne se tiendra pas, et ce qui s’annonçait comme un gigantesque ratissage antisémite sera évité.
Des milliers de bagnards furent libérés du goulag. Parmi eux, Ivan Grigoriévitch, envoyé au bagne trente ans plus tôt sur dénonciation alors qu’il était étudiant à Léningrad. La première étape de son retour est Moscou. « Pendant des années, il avait pensé au moment où, rendu à la liberté, il retrouverait son cousin, le seul être au monde qui eût connu sa mère, son père, son enfance. » Son cousin a une belle situation, une belle femme, un bel appartement. Il a construit sa bonne fortune sur son obéissance servile au régime.
Pour Ivan Grigoriévitch, cette rencontre est déchirante. « Voici que ce matin, il s’était réveillé avec un sentiment de déréliction tel qu’il lui semblait impossible qu’aucun être humain pût y survivre. » Pour le cousin lui-même, la rencontre avec le rescapé du bagne représente une mise en question insupportable. Il avait envie de dire à son cousin : « Vania, cher Vania, c’est bizarre, c’est étrange mais je t’envie. Je t’envie parce que, dans ces horribles camps, tu n’étais pas obligé de signer des lettres ignobles, de voter la condamnation à mort d’êtres innocents, de faire de lâches discours… »
Des vies heureuses sont brisées. Une femme est envoyée vers le « sépulcre sibérien » pour ne pas avoir dénoncé son mari, André, « contre-révolutionnaire ». Leur fils Youlka sera placé dans un orphelinat. « Youlka, André… Loin d’eux on l’enlève. Le bruit des roues lui crève le cœur. Elle s’éloigne de plus en plus de Youlka. Chaque heure la rapproche de la Sibérie, de cette Sibérie qu’on lui offre en échange de la vie qu’elle menait avec ceux qu’elle aimait. »
L’auteur s’attarde longuement sur la famine de 1930 – 1931 qui, principalement en Ukraine, prit la vie d’environ trois millions de personnes dans des conditions atroces. « Les gens qui perdent la tête… Et le bétail qui devient sauvage, a peur, beugle, gémit… et les chiens qui hurlent, la nuit… Et la terre qui se fend… » Dans cet enfer, le cannibalisme n’est pas rare. « Mais dans une autre maison, l’amour est indestructible. J’ai connu une femme qui avait quatre enfants, elle ne pouvait plus remuer la langue mais elle leur racontait des histoires pour leur faire oublier qu’ils avaient faim. Elle n’avait plus la force de lever les bras, mais elle portait ces enfants dans ces mêmes bras. C’est que l’amour habitait cette femme. »
Ce drame collectif atroce est le produit d’une idéologie. On avait fait croire aux gens que « tout le malheur vient des koulaks. Dès lors qu’on les aura exterminés, une ère radieuse commencera pour la paysannerie. » Le koulak, et après lui le paysan désireux de cultiver sa propre terre, sont coupables de refuser la collectivisation. Comme les Juifs vus par les nazis, ce ne sont pas des êtres humains, ils ne méritent pas de vivre. Quand ils succombent à la famine, nul ne leur vient en aide.
« Tout passe » est un hymne à la liberté. « Ivan Grigoriévitch avait envie de retourner derrière les barbelés, de retrouver ceux qui sont habitués aux haillons qui tiennent chaud, à l’écuelle de soupe, au poêle du baraquement. Il avait envie de leur dire : « C’est vrai, c’est effrayant de vivre en liberté ». Mais il leur aurait aussi dit, aux vieux du camp, qu’il n’y avait pas de bonheur plus grand que d’en sortir, fût-ce aveugle, sans jambes, en rampant sur le ventre pour mourir en liberté, ne serait-ce qu’à dix mètres des barbelés maudits. »
« Autrefois, je pensais que la liberté, c’était la liberté de la parole, la liberté de la presse, la liberté de conscience. Mais la liberté s’étend à toute la vie de tous les hommes. La liberté, c’est le droit de semer ce que l’on veut, de faire des chaussures et des manteaux, c’est le droit pour celui qui a semé de faire du pain, de le vendre ou ne pas le vendre, s’il veut. C’est le droit pour le serrurier, le fondeur d’acier, l’artiste, de vivre et de travailler comme ils l’entendent et non comme on le leur ordonne. »
One comment
Jean-Laurent
8 mai 2024 at 8h02
Xavier,
Merci pour ce livre de Grossman, pas assez connu pour son témoignage sur le régime stalinien. Dans « Vie et destin », il décrit l’enfer de la guerre en parallèle avec l’enfer du goulag, de la répression. C’est un pavé dont il faut prendre le temps de découvrir tous les personnages, je m’y suis d’ailleurs un peu perdu.