HistoireLivresMéditerranée orientale16 avril 20230Citrons amers de Chypre

Dans « Citrons amers de Chypre » (Bitter lemons of Cyprus), Lawrence Durrell (1912 – 1990) fait le récit de son séjour à Chypre de 1953 à 1956.

La première partie du livre raconte son arrivée dans l’île et sa recherche d’une maison où il pourra vivre une vie qui en vaille la peine. Il la trouve, grâce à un agent immobilier turc qui devient son ami, Sabri.

La maison convoitée se trouve à Bellapais, un village dans les collines au-dessus de la plaine de Kyrenia (Girne), regroupé autour des ruines de l’abbaye de la Paix, de style gothique.

L’abbaye de Bellapais

La négociation pour l’achat de la maison est un délicieux morceau de littérature. À la taverne est rassemblée la famille de la vendeuse. Sabri et Durrell sont assis un peu plus loin. « Dans la négociation, dit Sabri, tout va devenir clair. Mais nous devons prendre le temps. À Chypre, le temps c’est tout. » La grande clé de la maison devient l’objet même de la négociation. « La clé était devenue le symbole même de notre dispute. La maison était oubliée. Nous essayions d’acheter cette vieille clé rouillée qui semblait plus adéquate pour le porte-clé de Saint-Pierre que pour la mien. »

La première année est présentée par Durrell comme idyllique. À la différence de beaucoup d’Anglais qui, bien que présents à Chypre depuis des années, n’ont pas fait l’effort d’apprendre le sens du mot bonjour en grec ou en turc, il parle couramment le grec. Il s’intègre à la communauté des villageois, partage avec eux le pain et le vin, jouit d’un paysage et d’une nature magnifiques.

Il est d’abord enseignant, puis accepte le poste de directeur des relations publiques du Gouvernement britannique à Nicosie. Le climat politique se détériore rapidement. Excité par la radio d’Athènes, le mouvement en faveur de l’union avec la Grèce (« Enosis ») se développe. Des actions terroristes se multiplient. Le pouvoir britannique répond par la force. L’île ressemble de plus en plus à un camp retranché, avec barrages routiers, fouilles, contrôle des papiers.

Le port et la forteresse vénitienne de Kyrenia (Girne)

« Un étrange sentiment de vertige était dans l’air, écrit Durrell – comme de somnambules soudain réveillés et se trouvant coincés sur une falaise abrupte au-dessus d’une mer déchaînée. » Lui-même s’efforce de répondre le mieux possible aux journalistes, de faire part à ses responsables hiérarchiques de ses constations et analyses. Il considère que l’Enosis est inévitable à terme. L’avenir lui donnera tort : il n’a pas suffisamment pris au sérieux les craintes de la minorité turque.

Les dernières pages du livre sont poignantes. Il fait une excursion au bord de la mer avec Panos, un ami chypriote grec. Celui-ci sera assassiné le lendemain. « Comme nous traversions le tapis de fleurs, leurs étroites tiges se cassaient d’un bruit sec et s’enroulaient autour de nos bottes comme si elles souhaitaient nous attirer vers le monde souterrain d’où elles avaient éclos, nourries par les larmes et les blessures des immortels. »

Durrell sait qu’il lui faut quitter l’île. Comme il revient à Bellapais pour récupérer des papiers, il sent la population, autrefois amie, devenir hostile. La justice britannique a fait pendre un jeune militant de l’EOKA, l’organisation militaire pro-Enosis. C’est de nouveau la mort qui rôde autour de l’écrivain.

Lawrence Durrell vers 1960

Le livre s’achève sur un poème, « bitter lemons », que je cite, avec ma traduction propre.

In an island of bitter lemons
Where the moon’s cool fevers burn
From the dark globes of the fruit,

And the dry grass underfoot
Tortures memory and revises
Habits half a lifetime dead

Better leave the rest unsaid,
Beauty, darkness, vehemence
Let the old sea-nurses keep

Their memorials of sleep
And the Greek sea’s curly head
Keep its calms like tears unshed

Keep its calms like tears unshed.

 

Dans une île de citrons amers

Là où brûlent les fièvres froides de la lune

Depuis les globes obscurs du fruit,

 

Et l’herbe drue sous les pieds

Torture la mémoire et met en question

Des habitudes de toute une vie

 

Il vaut mieux laisser le reste non-dit,

Beauté, ténèbres, véhémence,

Que les vieilles infirmières de la mer gardent

 

Leurs monuments de sommeil

Et que la tête bouclée de la mer grecque

Garde ses moments calmes comme des larmes non versées

 

Garde ses moments calmes comme des larmes non versées

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