DestinsEspagneLivres29 septembre 20150Crémation

« Crémation » (en espagnol « Crematorio », Editorial Anagrama, 2007, 424 pages) est un remarquable roman écrit dans le contexte de la fièvre immobilière des années 2000 en Espagne.

L’auteur est Rafael Chirbes, l’un des plus grands romanciers en langue castillane dans les dernières décennies. Il est décédé le 15 août dernier à l’âge de 66 ans.

Il n’y a pour ainsi dire pas d’intrigue dans ce roman, dont le cadre est une station balnéaire entre Valence et Alicante, autrefois village agricole et paisible, aujourd’hui en proie à la folie immobilière. Un homme est mort, emporté par un cancer et ses addictions. Il s’appelle Matías Bertolomeu. Il a été militant antifranquiste d’extrême gauche, puis socialiste ; ces dernières années, il s’était retiré à la campagne et se consacrait à l’agriculture biologique. Dans quelques heures, Matías sera incinéré.

Rafael Chirbes
Rafael Chirbes

Rafael Chirbes donne la parole aux proches de Matías, ou plutôt il déverse sur le papier le flot incontrôlé de leurs pensées intimes. C’est au premier chef Rubén Bertolomeu, le frère aîné de Matías. Il a comme lui, été militant antifranquiste. Il a fait des études d’architecture. Il est devenu promoteur de projets immobiliers d’abord modestes, puis de plus en plus luxueux. « je voulais construire des maisons dans lesquelles vivraient les gens, des lieux où ils puissent manger, dormir, s’allonger sur un sofa, ou rester au lit les jours où ils ne travaillent pas ».

Rubén souffre d’être considéré par ses proches comme un affairiste véreux. C’est ainsi que le voyait Matias, à qui il reproche d’avoir empêché sa mère de lui céder un terrain familial qui lui aurait permis de commencer plus facilement –et plus proprement – son business immobilier. C’est ainsi que le voient Silvia, sa fille, restauratrice de monuments anciens, et aussi Juan, son gendre, qui écrit la biographie d’un romancier ami d’enfance de Rubén, dont le meilleur roman parle précisément d’un promoteur immobilier sans scrupules…

Rubén constate avec amusement et amertume que le fils de Matías exerce le métier de trader de manière aussi extrémiste que son père fut autrefois militant politique. Âgé maintenant de 74 ans, il est heureux de ce qu’il a accompli dans sa vie et pense qu’il lui reste de belles années à vivre. Après la mort de sa première femme, Ámparo, passionnée de voyages et d’art, il a épousé Mónica, une femme plus jeune que lui de près d’un demi-siècle.

De la galerie de portraits que constitue ce livre, celui de Mónica est peut-être le plus intéressant. Mónica porte une attention aigüe à son corps. Elle veut se distinguer des « pauvres, des ouvrières négligées qu’on rencontre dans les gares, des femmes au foyer qu’on peut voir se goinfrer dans la rue, de mauvaise humeur, tirant avec elle un ou deux gamins, les serveuses de bars et de restaurants routiers, les employées de supermarchés. Les classes hautes – et les bonnes qui travaillent pour elles, qui sont dans leur milieu – prennent soin autrement d’elles-mêmes. La classe. Mónica aime relier l’esthétique personnelle, la capacité de convertir en art son propre corps, avec celle de chercher l’art dans tout ce qui t’entoure, comme le fait Rubén ». Lorsque Mónica se regarde dans le miroir, « c’est une concentration explosive de féminité ».

« Mónica sait qu’elle a atteint les choses matérielles qu’une femme peut désirer, mais qu’elle manque de ces replis de l’âme, de cette flamme, cette chaleur de l’esprit que la génétique de la classe, la culture transmise au long d’au moins trois ou quatre générations : avoir été élevé dans une maison avec bibliothèque d’acajou couvrant les murs, avec des disques de Vivaldi et de Bach ordonnés sur les étagères près du tourne-disques ; avec des tableaux originaux pendus dans le salon ; avec un petit livre ouvert sur la table de nuit, un livre de poésie, aliment de l’âme, ou bien un autre, un gros roman, un polar anglais, si possible en langue originale, pour s’entretenir jusqu’à ce que nous surprenne le sommeil. »

Rafael Chirbes par Fernando Vicente
Rafael Chirbes par Fernando Vicente

Commenter cet article

Votre email ne sera pas publié.