Livres19 décembre 20131Neige

Le romancier turc Orhan Pamuk a écrit « Neige » en 2005 (Gallimard, collection Folio). C’est un roman foisonnant dans lequel s’expriment les tensions qui traversent la Turquie d’aujourd’hui, entre laïcité et religion, et aussi entre nationalismes turc et kurde.

 Âgé de 42 ans, le poète turc Kerim Alakusoglu, qui se fait appeler Ka, selon les initiales de son nom, ressent que sa vie est en panne. Il mène à Francfort une vie d’exilé solitaire, sans le sou et sans inspiration. Après un bref séjour à Istanbul, il décide de se rendre dans la petite ville de Kars, à la frontière orientale de la Turquie, ancienne capitale royale d’Arménie, voisine de l’Arménie et de la Géorgie.

 

Vue de Kars en hiver. source : Google Earth
Vue de Kars en hiver. source : Google Earth

La raison officielle de son séjour, c’est de réaliser un reportage sur une vague de suicides parmi des jeunes filles qui, pour rester à l’université, elles devaient renoncer à porter le voile. En réalité, son but est de rencontrer la belle Ipek, une ancienne camarde de faculté récemment divorcée d’un homme qui brigue la mairie de la ville sous une étiquette islamiste.

 Kars a connu son heure de gloire au début de la république turque, mais les routes du commerce avec la Russie et l’Asie centrale l’ont délaissée. Lorsque Ka y arrive, la ville est bloquée par des chutes de neige.

 Une troupe de théâtre venue d’Istanbul donne une pièce dans laquelle une femme turque opprimée se rebelle contre son asservissement et retire son voile comme affirmation de sa liberté. Le spectacle tourne à la confusion lorsque des coups de feu retentissent. Font-ils partie de la pièce ? Il s’avère que les balles sont réelles : « une balle brisa le verre gauche des lunettes d’un grand-père venu de Trabzon voir son petit-fils qui faisait son service militaire à Kars, pénétra dans son cerveau et le tua en silence – d’ailleurs, le vieux, qui somnolait, ne remarqua même pas qu’il mourait – puis, sortant par sa nuque et transperçant son siège, finit parmi les œufs durs du sac d’un petit vendeur Kurde de douze ans qui était en train de rendre la monnaie ».

 

Vue de Kars. Source : Google Earth
Vue de Kars. Source : Google Earth

 

C’est que, profitant de ce que routes et voie ferrée sont bloquées, le chef de la garnison de Kars, de connivence avec le metteur en scène de la pièce, a entrepris un coup de force. Il entend arrêter, torturer ou tuer le maximum de militants islamistes ou kurdes avant que la ville ne soit de nouveau ouverte au monde extérieur.

 Ka, qui n’a pas écrit de poème depuis des années, est impliqué dans des situations et des rencontres qui stimulent son imagination. Il y a la neige elle-même, avec ses cristaux parfaits, sa blancheur immaculée et les sons étouffés. Il y a la rencontre avec des kémalistes fanatiques et Lazuli, un jeune islamiste présumé terroriste. Et il y a surtout la rencontre avec Ipek et le projet de s’enfuir avec elle à Francfort dès que les routes seront dégagées : « qu’est-ce qui différencie l’amour de la douleur de l’attente ? Tout comme l’amour, cette douleur commençait quelque part entre le bas-ventre et l’estomac, et se diffusait à partir de ce point nodal, prenait possession de sa poitrine, du haut de ses jambes et de son front, puis insensibilisait tout son corps. »

 Ka rencontre Lazuli : « ça fait des années que je ne pouvais plus écrire de poèmes, dit-il. En ce moment, à Kars, toutes les voies vers la poésie me sont ouvertes. Et je relie ce phénomène à l’amour de Dieu qu’ici j’éprouve dans mon for intérieur. – Je ne voudrais pas te blesser, mais ton amour de Dieu m’a l’air un peu sorti des romans occidentaux, dit Lazuli. Si tu crois ici en Dieu comme un Européen, tu es ridicule. Car l’être humain ordinaire ne peut pas croire en ce que tu crois. Tu n’appartiens pas à ce pays, c’est comme si tu n’étais pas turc. Essaie d’abord d’être comme tout le monde, et ensuite tu croiras en Dieu. »

 Ka rentrera à Francfort sans Ipek, qui le soupçonne d’avoir trahi Lazuli, qui fut son amant. « Ipek pensait à présent que le combat était entièrement terminé : elle ne quitterait pas Kars. Soudain, elle se sentit accablée. Vieillir dans l’absence de conflits, devenir sage au point de ne plus rien attendre de la vie : elle allait pouvoir s’acheminer vers cet horizon ».

 « Neige » est un roman plein de rebondissements et de passions vécues par des personnages-frontière, comme Kars est une ville frontière. Ka rencontre Necip, un adolescent dont le rêve est d’écrire le premier roman de science fiction islamique : un adolescent entre La Mecque et Hollywood…

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One comment

  • Fabienne

    19 décembre 2013 at 8h44

    A lire également « Le musée de l’innocence » (2011) –
    Il faut souligner que Orhan Pamuk a été assigné en justice pour ses déclarations favorables à la reconnaissance du génocide arménien et il est encore menacé de mort pour ses positions politiques…

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