Madame Hawa KEÏTA née Traoré, est décédée à l’âge de 66 ans. Hawa était née à Bamako le 29 juin 1958, issue de l’une des plus grandes familles du Mali. Elle était une amie personnelle. Docteur en ethnosociologie, elle était conseillère technique, ethno-sociologue – interculturalité au département du Val de Marne lorsque je l’ai interviewée sur son métier en février 2015.
Tous les professionnels travaillant avec des immigrés sont, à un moment ou à un autre, confrontés à des incompréhensions ou à des conflits qui naissent d’un manque de connaissance des références culturelles de part et d’autre. Ils méconnaissent le cadre mental de leurs interlocuteurs ; ceux-ci ignorent les principes et les procédures des institutions.
Hawa Keita donnait deux exemples. Une dame sri-ankaise enceinte ne veut pas consulter la PMI : peur d’avoir affaire à un médecin homme, peur que la police vérifie les papiers, méconnaissance du système de santé français. Autre exemple : une dame malienne se trouve à la rue avec ses deux jeunes enfants. Son mari voulait renvoyer les enfants au Mali pour qu’ils reçoivent une bonne éducation et ne se tournent pas vers la délinquance « comme Coulibaly » (les auteurs du massacre à Charlie Hebdo, peu avant l’interview). La femme voulait rester en France.
Son travail de médiatrice comportait trois volets. Il s’agissait d’abord de constituer un réseau par lequel remonteraient les situations de conflit interculturel d’où qu’elles viennent : crèches, PMI, foyers, écoles, juge des affaires familiales, police, etc. Ce réseau pourrait aussi être mobilisé pour résoudre des situations. En parallèle, c’est un vivier de compétences qu’il s’agissait de constituer : compétences médicales, psychologiques, linguistiques, capacités de logement d’urgence, « femmes-relais ». Cinq associations avaient été labellisées et subventionnées dans cet objectif par le département.
Le second volet concernait la formation d’intervenants sociaux. Les demandeurs étaient très divers : crèches, écoles, structures hospitalières. En général les formations duraient une journée, avec deux heures de présentation théorique et le reste de la journée consacré à un débat à partir des problématiques évoquées – par exemple le deuil dans différentes cultures.
Le troisième volet concernait la gestion de crise, normalement prise en charge au niveau local, mais parfois par la médiatrice départementale elle-même. Il s’agissait de prendre contact, d’organiser une réunion entre les parties prenantes à la crise et d’établir un protocole retraçant les points d’accord et les résolutions à appliquer à la suite de la médiation.
La confiance, disait Hawa lors de cet interview, est un mot-clé du métier de médiateur interculturel : il s’agit de combler les fossés d’incompréhension et de défiance pour que des situations bloquées puissent évoluer et la communication s’établir. La confiance ne naît pas spontanément : elle émerge peu à peu de la formulation de propositions pragmatiques et réalisables, permettant aux parties prenantes de sortir du conflit la tête haute. Hawa Keita était l’une de ces personnes qui, par leur manière d’être au monde, inspirent confiance.
Pour expliquer afin de comprendre « les situations de conflit inter-culturel », j’aime bien l’image du lit à barreaux, « lit qui convient pour un petit enfant afin qu’il ne tombe pas par terre dans son sommeil ». « D’un lit à barreaux à l’autre, la forme du lit n’est pas exactement la même, mais il s’agit toujours d’une barrière (forme structurelle). Il en va de même pour une institution : la forme d’une institution est ce contre quoi des humains se « cognent » et cette forme institutionnelle est la spécification particulière d’une forme structurelle.
Je me permets à ce sujet une note d’ordre personnel. J’ai eu au début des années 2000 à assurer au Maroc la direction d’un projet financé par l’UE et ayant pour objet d’aider l’administration marocaine à se doter d’instruments modélisés pour apprécier les conséquences sur l’économie marocaine de l’adhésion du Maroc à la zone de libre-échange euro-méditerranéenne. J’étais de ce fait intégré dans les structures de l’administration marocaine. Je me suis douloureusement « cogné » contre ses formes et j’ai mis du temps à comprendre quelle était l’origine de cette douleur ; à savoir, que ces formes étaient différentes de celles de « ma » société, formes que je connaissais et pour lesquelles j’avais appris à ne pas me cogner contre elles. Je suis profondément reconnaissant à mes amis marocains de m’avoir aidé à surmonter cette douleur et à en situer l’origine ».
(Bernard Billaudot)
Société, économie et civilisation
Vers une seconde modernité écologique et solidaire ?
Pages 302 et 311
https://books.openedition.org/emsha/422