CinémaSociété5 février 20220Ouistreham

S’inspirant librement d’un récit de Florence Aubenas, Emmanuel Carrère met en scène dans « Ouistreham » les conditions de vie de travailleurs précaires et les barrières entre classes sociales.

 Une écrivaine parisienne, Marianne Vinckler (Juliette Binoche) disparait pour devenir, l’espace de quelques semaines ou de quelques mois, prolétaire. Son projet : écrire un livre témoignant de la condition des travailleurs précaires. Elle choisit Caen, parce qu’elle ne connaît personne dans cette ville.

 Marianne se présente comme l’épouse délaissée d’un garagiste de Châteauroux. Elle passe par la moulinette de Pôle Emploi, suit une formation d’agent d’entretien et commence sa nouvelle vie par le nettoyage de WC publics. Peu à peu, elle se lie avec d’autres « femmes de ménage », en particulier Christelle (Hélène Lambert), qui élève seule ses trois garçons, et Marilou (Léa Carne) une toute jeune femme qui rêve du permis de conduire et de vivre ailleurs. Elle commence même ce qui pourrait être une romance avec un vieux briscard, Cédric (Didier Pupin) qui la drague gentiment.

Christelle introduit Marianne dans la brigade de nettoyage des ferrys qui mouillent au port d’Ouistreham. Les conditions sont éprouvantes. En une heure et demie, il faut nettoyer 80 cabines, on dispose d’une minute et demie pour faire un lit. La nuit, les muscles sont agités de tremblements. Mais au sein de l’équipe, animée par une contremaître exigeante et au grand cœur, Nadège (Évelyne Porée), règne un solide esprit de camaraderie.

 La relation de Marianne et Christelle se transforme en profonde amitié. Christelle trouve que sa camarade, qui se baigne dans l’eau glacée de la Manche, est un peu bizarre, mais n’est-ce pas normal pour une ex-bourgeoise déchue qui a eu elle-même à son service une femme de ménage ?

 C’est ici qu’Emmanuel Carrère, qui a travaillé sur le thème de l’imposture, pose la question de la légitimité de la plongée de Marianne dans un univers qui n’est pas le sien. Elle a menti. Elle va retourner à Paris retrouver la vie facile, les relations, l’argent. Elle laisse Christelle seule, elle et ses trois fils. N’est-ce pas une trahison ?

 Il faut souligner la performance de Juliette Binoche, qui a porté ce projet et participé à sa production. Elle se fond dans ce groupe de travailleuses dont aucune n’est comédienne au point de ne pas s’en distinguer. C’est ce qui rend « Ouistreham » troublant. Certes, l’actrice n’a pas menti, contrairement à Marianne, sur son appartenance à un autre monde. Il reste pourtant que, comme elle, elle retournera vivre une existence de privilégiée, laissant ses amies d’un moment à leur existence précaire.

« Ouistreham » ne pouvait ignorer l’existence de ce sous-prolétariat que représentent les migrants qui, là comme à Calais, cherchent à s’embarquer pour l’Angleterre. Emmanuel Carrère le fait de manière sobre. Alors qu’elles se rendent en voiture à leur travail au port, Marianne et Christelle dépassent des hommes qui marchent le long d’un grillage. Des Soudanais, dit Christelle.

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